Le 24 mars 1976, le coup d’État de Jorge Videla ouvrait une des pages les plus sombres de l’histoire argentine. Réprimés par la junte militaire, les “subversifs” qui ne sont pas éliminés n’ont d’autre choix que la clandestinité ou la fuite. Alicia, Liliana et Maria ont choisi l’exil, en France. Quarante ans après, elles se souviennent des années qui ont décimé une génération.
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“Sur le moment, j’avais très peur” Assise dans une des salles d’exposition de la maison du Citoyen de Fontenay-sous-Bois, dans la banlieur parisienne, Liliana Perales Aquino, 59 ans, replonge dans sa mémoire de rescapée. Le 24 mars 1976, il y a quarante ans jour pour jour, l’Argentine s’engageait dans sa plus sanglante dictature, – plus de 30 000 disparus –, dont cette travailleuse sociale aurait pu ne jamais réchapper. Depuis ses 14 ans, la jeune femme milite en effet pour une organisation péroniste de jeunesse proche du mouvement Montoneros. “On allait dans un bidonville d’Ituzaingo [banlieue ouest de Buenos Aires, ndlr] pour aider les habitants, leur enseigner à cuisiner, coudre, lire et écrire”, affirme-t-elle.
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Traquée par les escadrons de la mort
À l’époque, cette guérilla urbaine révolutionnaire en lutte contre le régime civil-militaire né d’un précédent coup d’État en 1966 est déjà dans la clandestinité. D’ailleurs, celui que l’organisation réclamait au pouvoir – le vieillissant général Perón – leur a tourné le dos en 1974. Avec le retour des forces armées au pouvoir, la répression des individus dits “subversifs” – militants de tous bords, étudiants, syndicalistes, intellectuels, etc. – va alors s’accentuer pour “nettoyer” le corps national.
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Comme tous les opposants politiques de gauche et les révolutionnaires, Liliana et son mari sont traqués par les escadrons de la mort. Elle raconte : “Tout le monde était surveillé de près : en décembre 1976, on a réussi à s’échapper d’une réunion politique clandestine que les militaires avait découverte mais on perdu tout contact avec les autres militants.”
Tout bascule quelques semaines plus tard, en janvier 1977, quand des hommes en civil la cueillent au travail. “J’étais enceinte de cinq mois, ils m’ont enfoncé dans la voiture avec leurs bottes, puis nous sommes allés chercher mon mari qu’ils ont mis dans le coffre. Ils nous ont emmenés dans un lieu où il y avait beaucoup de cellules”, confie Liliana.
Dans une maison de style français de la ville de Morón, la Mansion Seré, transformée en centre clandestin de détention (CDD) sous contrôle des forces aériennes et de la police du grand Buenos Aires, la militante péroniste est portée disparue pendant plus d’un mois. “Contrairement à mon mari, ils ne m’ont pas torturée physiquement. Ils ont aussi violé mes camarades de cellules qui avaient 16 et 19 ans. Pas moi. J’étais enceinte et peut-être que ça leur a fait pitié”, décrit-elle avec sang-froid. Et d’ajouter : “On était traités comme des animaux.”
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Ses tortionnaires se plaisent aussi à la pousser à bout. “Un jour, on nous a fait sortir les yeux bandés pour laver les corps de trois camarades qui étaient morts. On savait que ça aurait pu être nous.” Transférée au commissariat d’Haedo, puis à la prison de Villa Devoto, à Buenos Aires, Liliana ne reverra jamais son jeune époux de 24 ans. Elle est cependant libérée en septembre 1977 pour être expulsée vers le Paraguay.
“Mes parents ont fait tout leur possible pour me retrouver et demander l’asile politique”, assure aujourd’hui Liliana. La France est la première à accepter : la jeune mère prend la route de l’exil avec son fils né en détention et débarque au foyer de la Mission de France, rue du Père-Aubry, à Fontenay-sous-Bois, qui accueille depuis 1973 les exilés des dictatures d’Amérique latine – au total 771 réfugiés chiliens, argentins et uruguayens jusqu’en 1987.
Il faut ensuite s’intégrer : apprendre le français, trouver un logement (à Villejuif, puis à Arcueil) et un boulot (travailleuse sociale). “Ça n’a pas été facile les six premiers mois avec un bébé sur les bras, mais la vie a repris ses droits, reconnaît Liliana. Ce que vivent les réfugiés syriens me rappelle ce que j’ai vécu. Et puis tous les morts sont morts pour rien.”
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Engagée malgré l’exil
Partir, c’est ce qu’a très vite choisi la famille de Maria Amaral, fille d’immigrés espagnols ayant déjà fui le franquisme, dix ans avant le coup d’État de 1976. Dans les années 1960, l’Argentine est déjà politiquement instable, meurtrie par la violence des tentatives de putschs à répétition, la répression sociale, les insurrections populaires et les guérillas urbaines des branches armées des groupes révolutionnaires – dont les Forces armées péronistes (FAP), l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP) et les Montoneros.
À Florida, dans l’ouest de l’agglomération de la capitale argentine, le père de Maria, un pasteur protestant de gauche, est menacé par les autorités. “Avec un rabbin et un curé, ils menaient un travail social dans le sud du pays contre la misère. Ils ont décidé d’occuper une église avec les habitants : ça n’a pas plu”, tente de se souvenir cette artiste-peintre de 66 ans dans un français parfait.
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En juillet 1966, deux semaines après le coup d’État du général Onganía qui débouche sur une énième dictature, la petite famille décide de fuir le pays en bateau pour retourner en Europe. “On ne serait pas restés en vie de toute façon”, lâche cette militante de gauche. Maria découvre l’exil à 16 ans dans un couvent du 13e arrondissement de Paris, près du métro Glacière.
C’est donc aux Beaux-Arts de Paris, où elle étudie le dessin et la peinture, qu’elle vit de l’extérieur le coup d’État de 1976, animée par la révolte (comme Mafalda, l’héroïne du dessinateur argentin Quino). “À l’époque, le gouvernement défendait une idéologie chrétienne de droite contre ‘l’ennemi intérieur’, un concept forgé par les militaires français pendant la guerre d’Algérie. L’argument de sécurité primait et la liberté en prenait un coup”, explique cette militante de gauche.
En France, Maria se sent privilégiée parce qu’elle est en décalage avec ses amis argentins qui subissent la répression du régime militaire. De la “peinture politique”, elle passe alors à l’engagement concret en collaborant avec Solidarité, l’organisation clandestine du militant communiste Henri Curiel assassiné en 1978, qui prête ses services aux mouvements de libération nationale du tiers-monde en Afrique comme en Amérique latine.
“Je ne pouvais pas être en France, sans aider là-bas. Grâce aux techniques de gravure, j’ai appris à fabriquer des faux papiers, notamment pour les Chiliens et les Boliviens”, explique cette révoltée. Condamnée en pour trafic de faux papiers, Maria est finalement amnistiée par François Mitterrand en 1982 pour “services exceptionnels rendus à la France” avant d’être naturalisée.
Faire vivre la mémoire des réfugiés
Ses combats, Alicia Bonet-Krueger, 72 ans, ne peut plus les compter sur les doigts de ses mains. Comme Liliana et Maria, on la rencontre à Fontenay-sous-Bois, où elle organisait à la mi-mars une exposition au nom du Collectif argentin pour la mémoire, afin de ne jamais oublier les crimes de la dictature.
Avec son deuxième mari, Aldo et ses deux enfants, Alicia a débarqué en région parisienne le 3 janvier 1978 après des années de vie clandestine. À Buenos Aires, dans les années 1960, cette institutrice spécialisée travaille dans un bidonville et milite dans les rangs socialistes et communistes (dès le lycée) avant de rejoindre le Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT), d’obédience trotskiste, inspirée par la révolution cubaine et Mai 68.
“C’est à travers le militantisme que j’ai connu mon premier mari, Rubén, et ses idées, confie Alicia. Durant toutes ces années-là, les élections et les coups d’État s’enchaînaient. La dictature de 1966 avait instauré l’état de siège mais il n’y avait pas de politique d’État pour nous éliminer comme dans les années 1970″. Parce qu’il est une figue importante du groupe guérilléro ERP dans la région de Buenos Aires, Rubén est arrêté en mars 1971 par la police argentine puis détenu à la prison de Villa Devoto.
“Les cellules étaient pleines d’étudiants, de syndicalistes et de militants politiques”, se souvient Alicia, qui rendait visite chaque week-end au père de ses enfants. À l’été 1972, le massacre de Trelew, en Patagonie, durant lequel son mari est sommairement exécuté par la marine après une tentative d’évasion, change radicalement sa vie.
Et Alicia de poursuivre :
“C’est le premier acte du terrorisme d’État. Un avocat m’a aidée à poursuivre en justice les forces armées argentines pour le meurtre de Rubén mais il a été assassiné deux ans plus tard par la Triple A [Alianza Anticomunista Argentina, un groupe paramilitaire d’extrême droite responsable de l’assassinat d’intellectuels et d’opposants politiques de gauche, ndlr].”
L’institutrice sait qu’elle est sur les listes de la milice : lorsqu’on l’avertit à l’été 1975 que des hommes se sont présentés dans son école, Alicia fuit son domicile avec le strict minimum. Dans la clandestinité, il lui faut souvent changer de nom et de domicile, pour éviter d’être repérée et éliminée par la machinerie de la mort qui s’installe avec la dictature de 1976. “On n’avait pas peur et, au contraire, le montrer aux enfants en dédramatisant la situation.”
Le jeu du chat et de la souris avec les escadrons de la mort s’arrête en 1977 lorsque, avec sa famille, Alicia traverse la frontière brésilienne dans le parc naturel des chutes d’Iguazú. “On avait dit aux enfants qu’on partait faire du tourisme. On s’est réfugiés à Rio mais, là encore, il fallait éviter les services de la dictature brésilienne qui collaboraient avec la junte pour traquer les Argentins”, confie l’ex-fugitive.
La France est le seul pays à leur accorder l’asile politique. Elle concède : “Ça n’a pas non plus été facile de nous intégrer en France. On ne savait pas parler français. Mais grâce à France terre d’asile, on a trouvé un logement, un travail et on a scolarisé les enfants : au départ, ça n’était pas un problème de ne rien avoir, matériellement parlant.”
D’ailleurs, à la télévision, les images des réfugiés syriens lui rappellent la route de l’exil. “Tous mes souvenirs reviennent. Je me sens impuissante parce qu’on ne les laisse même pas entrer. Quand tu pars de ton pays, c’est parce que tu n’as pas d’autre solution.”
Aujourd’hui, le seul combat qui compte, c’est raviver la mémoire d’une génération disparue – les Argentins nés dans les années 1940 et 1950.
Alicia Bonet-Krueger défend :
“Je n’ai jamais arrêté de militer. Je ne pense pas avoir perdu ma jeunesse car j’ai toujours été fière de mes idées.”
En 2012, quarante ans après l’exécution de son mari, trois officiers responsables de sa mort ont été condamnés à des peines de prison à vie. Sa victoire à elle.
Photographies de Benjamin Marius Petit/Konbini.