Mes vacances en filtre
Si l’activité quotidienne sur les réseaux sociaux en ligne semble désormais se résumer à la planification de grandes campagnes de publicité vantant nos propres mérites, les photos de vacances en sont les têtes de gondole. Et, comme raconte le Guardian, certaines agences de voyage ont bien fini par comprendre le potentiel lucratif du personal branding en proposant aux intrépides #globetrotters de lâcher reflex, filtres et perche à selfie et de s’attacher les services d’un photographe professionnel, dont la seule tâche sera de les mettre en valeur dans toutes leurs activités quotidiennes (photos de repas exotiques incluses).
À votre charge, ensuite, de choisir chaque matin parmi les éblouissantes représentations de vous-même celles qui seront dignes d’apparaître dans vos albums Facebook, Instagram, Flickr, Tinder… et de rencontrer le regard (mi-admiratif, mi-envieux) de vos homologues baroudeurs.
Ainsi d’El Camino Travel (dont le profil Instagram donne sérieusement envie de réfléchir à l’utilité de sa propre existence), une agence de voyages “pour voyageurs, pas pour touristes” qui inclut le coût de la prestation dans ses packages, ou de Shoot My Travel et MyPixtime, entreprises spécialisées qui font se rencontrer vacanciers et photographes locaux… et facturent respectivement 220 et 240 euros les deux heures de shooting.
Un marché de niche qui s’affirme alors qu’Instagram devient chaque jour un peu plus notre définition du réel… et impose un nouveau type de photographie, consensuelle et pop, aux critères esthétiques très définis (contraste et luminosité élevés, dominante unique, grosse profondeur de champ) et (inconsciemment) répliqués par les utilisateurs pour obtenir l’approbation du plus grand nombre.
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#pressionsociale
Le constat de Valerie Lopez, la créatrice de Shoot My Travel, est encore plus âpre. “De nos jours, si nous ne documentons pas nos activités en les mettant en ligne c’est comme si elles n’existaient pas”, analyse-t-elle, arguant avoir créé le service pour “ceux qui ne veulent se préoccuper de rien d’autre que d’être là”. Des vacanciers, donc. Mais des vacanciers qui sentent, entre deux siestes, qu’ils doivent mettre des photos en ligne et, si possible, en temps réel. Sinon… sinon quoi, déjà?
Dans un récent sondage anglais, 56% des utilisateurs de réseaux sociaux – et 67% chez les 17-33 ans – avouaient avoir l’impression de ne pas vivre leur vie “à fond” et se considérer comme un échec. Conséquence sans doute logique d’un décalage de plus en plus important entre la projection idéalisée du quotidien sur les réseaux sociaux – une suite sans fin d’instantanés colorés, de bonheur chimérique et d’épanouissement personnel à toutes les sauces – et l’existence IRL, heureusement peuplée de sales journées de boulot et de tronches de six pieds de long.
Une absurdité parfaitement résumée par le court métrage What’s on your mind? de Shaun Higton, sorti l’année dernière, qui donne une idée de l’espace grandissant entre nos identités réelles et leurs ombres projetées sur Internet.
Si l’art subtil du concours de photos de vacances est aussi vieux que la diapositive (forcer quelqu’un à rester assis et à s’extasier devant des photos de vous à la plage, c’était même plus violent qu’aujourd’hui), le service de “photographe de vacances” proposé par ces entreprises est bel et bien nouveau car sa finalité (publier les photos pour que le monde entier les voie) illustre l’importance toute contemporaine accordée à la mise en scène de soi.
L’année dernière, selon le rapport “Internet Trends” du cabinet d’analyse KPCB, 1,8 milliard de photos ont été partagées chaque jour sur Internet. Dans un tel océan de données, sortir du lot devient une activité à plein temps.
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