On ne peut nier que ce troisième retour de Nekfeu aura été progressif, par une série d’étapes, toutes bien calculées par l’alter ego de Ken Samaras. D’abord, fin mai, l’annonce d’un film au cinéma, coréalisé avec Syrine Boulanouar, dans lequel ils retracent le processus de création des Étoiles Vagabondes. Puis, il y a eu la sortie dudit film le 6 juin dernier, lors d’une séance unique, regroupant 100 000 fans de plus ou moins longue date, dans plus de deux cents salles de cinéma. Dans la même soirée, le disque sort une première fois : dix-huit titres, pour la plupart moroses, et surtout, un surprenant featuring avec Vanessa Paradis, suivi d’un autre plus attendu avec Damso. De quoi rassasier les fans.
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La semaine suivante, on découvrait la version physique de son projet, dont l’emballage sous-vide était venu remplacer l’habituel blister des CD, pour un nombre d’exemplaires très limité. Enfin, le 21 juin à 18 heures, juste avant une fête de la musique surplombée d’un soleil pesant, Nekfeu en fin stratège, semble avoir décidé d’achever son grand retour. Seize nouveaux titres viennent s’ajouter à la version d’origine, sous l’appellation Les Étoiles Vagabondes : expansion. Cette fois, le projet semble complet et est accompagné du clip “Sous les nuages”. Les chiffres sont au rendez-vous. Les admirateurs aussi. Comment Nekfeu est-il parvenu à ce coup de maître ?
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S’approprier les codes du rap…
Tout porte à croire que ces trois années d’absence auront été nécessaires à Nekfeu. D’abord pour s’émanciper des jougs de l’industrie musicale, par laquelle il affirme se sentir oppressé dans “Takotsubo”, “Tricheur” et même dans le titre éponyme du disque. Mais aussi pour trouver l’inspiration, qui même au plus poétique des rappeurs, semble avoir parfois manqué. Pour pallier la page blanche, l’artiste a dû prêter attention à ce qui marchait actuellement, tant sur le plan commercial qu’artistique. Car s’il y a bien une chose que Nekfeu sait, c’est que Cyborg et Feu ne lui ont pas suffi, en dépit de leurs succès, et de la macération de son dégoût pour la notoriété. Il faut taper plus fort, plus loin, plus haut…
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Dans une ère où le rap ne s’arrête plus, rythmée par des sorties hebdomadaires chacune plus innovante que la précédente, il est conscient qu’il doit trouver de nouvelles techniques afin de continuer à susciter l’intérêt autour de son nouvel album, qui a par ailleurs, tout de l’ultime projet du “Fennec”. Il s’agit donc pour lui d’annoncer que son temps dans la musique est presque terminé (“bientôt je change de vie” disait-il dans “Tricheur”) en s’assurant par la même occasion, de ne pas être oublié de sitôt. Et pour ça, il est prêt à tout.
Dès lors, Nekfeu explore la dualité, celle de ses deux personnages : celui qu’il est dans l’intimité, Ken Samaras, puis Nekfeu, son identité publique. À l’image des titres, ces deux-là se répondent au fil de l’opus, jusqu’à se brouiller. Comme Diam’s dans “Mélanie”, Nekfeu confond ces deux facettes, propres à la vie d’artiste. On l’entend alors dire dans “Menteur menteur” : “Ken pour le prénom, Feu pour le nom d’scène”.
Ici, lui qui est plutôt réservé sur sa vie privée n’hésite pas à parler de relations amoureuses et de son propre vécu, celui de Ken, à travers des sons tels que “Chanson d’amour” et “Elle pleut”. Il évoque aussi sans gêne son mal-être à travers “De mon mieux”, sa sensibilité, ses déceptions et même son sentiment d’illégitimité en tant que rappeur blanc dans “Cheum” et “Les Étoiles Vagabondes”. Il use ainsi d’un exercice auxquels se sont déjà prêtées nombreuses figures comme Lomepal, avec son récent album Jeannine ou encore Orelsan, dans La Fête est Finie, tous deux récompensées de nombreuses certifications pour leurs confidences. Alors, innovant ? Oui et non.
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Même s’il n’en a pas réellement besoin – sa place de choix dans le rap français n’étant plus à prouver – Nekfeu s’est donc laissé influencer par les impressionnantes techniques commerciales de ses confrères, techniques qui sont devenues pas à pas le point d’orgue des Étoiles Vagabondes. Il cite notamment PNL et Jul dans “Takotsubo”, deux des figures les plus importantes qui règnent sur le milieu à ses côtés.
Les premiers ont réalisé un clip sur la Tour Eiffel et sont allés fêter la sortie de leur disque auprès de leurs fans sur les Champs-Elysées, tandis que le Marseillais, lui, a promu son album dans toute la France avec des Twingos pimpées à son image et fait preuve d’une productivité, pour l’heure, sans égale. Du coup, pour surpasser ces prouesses à l’origine de chiffres astronomiques, Nekfeu assure ses arrières : pochette unique en son genre, présentation de l’album par un film au cinéma, tous deux suivis de la réalisation d’un des plus grands fantasmes du rap français : celui du double album.
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Qu’on se le dise, sur les réseaux sociaux, chaque fois qu’un album fait son entrée sur les différentes plateformes de streaming, les fans rêvent d’un supplément à paraître dans les semaines suivantes. Dernièrement, aucun rappeur n’avait assouvi ce désir venant du public hip-hop. L’annonce de Nekfeu prenait alors l’effet d’une bombe ce vendredi. Oui parce qu’enfin, la prophétie se réalisait pour les amateurs de théories les plus aiguisées : une suite venait “compléter et finaliser l’album” pourtant déjà très dense.
Et les mettre au service de sa plume…
Chacune de ses stratégies inspirées par d’autres est donc venue s’agréger au style déjà bien défini de Nekfeu, qu’on connaît pour son sens aigu des jeux de mots, et de rimes. Sur ce point, rien ne change, puisque le nouvel opus, a été fait, artistiquement, dans la même veine que Feu et Cyborg. On retrouve ainsi “Jeux vidéo et débats” et “Compte les hommes” parmi les titres des tracks, et des phrases telles que : “Un jour, tu me donneras ton oui et tu prendras mon nom”, où l’artiste joue avec les homonymes, en fidèle lyriciste.
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Sur le plan médiatique, toujours dans la lignée de PNL, l’artiste décide de se faire discret et de provoquer la surprise : plus d’interviews, pas de nouvelles photos pour les réseaux ni même pour sa pochette… Nekfeu va jusqu’à affirmer avoir jeté son téléphone dans le premier titre de l’opus. Il peut alors se permettre d’entretenir un mystère quasi narcissique autour de lui, tout en laissant croire qu’il partage quelques bribes de sa vie privée, quand, en réalité, il n’en est rien. Sur les pas des deux frères, l’artiste va même jusqu’à sortir une nouvel édition de son album deux semaines après sa sortie, quand eux avaient lâché le très attendu « Mowgli II » juste après leur album pour susciter la surprise. D’ailleurs, ceux-ci ont surenchéri puisqu’une semaine après Les Étoiles Vagabondes : expansion, ils ont annoncé leur propre édition Deluxe pour vendredi.
On pourrait également lui reprocher quelques engagements faciles voire ambigus, à l’image d’une punchline glissée en soutien aux LGBT dans “Menteur, menteur” ou encore de ses différentes références à la crise migratoire, causes pour lesquelles il n’avait jamais montré d’intérêt par le passé et qui restent très anecdotiques au sein de son album.
Toutefois, force est de remarquer que chaque morceau se poursuit à travers des transitions soignées, et reprend des thèmes qu’on lui associe aisément, pour leur grande majorité. C’est “l’ADN Nekfeu”, et tant pis pour ceux qui en sont lassés. Par ailleurs, l’imagerie choisie pour “Les Étoiles Vagabondes” évoque elle aussi les précédents projets de l’artiste, toujours avec une dimension futuriste. L’entièreté de sa discographie semble alors se suivre en tous points.
Tellement que, l’album, qui dure plus de deux heures, finit par se répéter, jusqu’à se recouper à certains endroits. Résultat : on parvient difficilement à reconnaître quelle chanson appartient à quel titre. C’était déjà le problème de Cyborg et de Feu. Cette fois, ce ressenti semble exacerbé dans Les Étoiles Vagabondes.
Pour autant, le rappeur exprimait dans le film à son effigie, son envie de “sortir de sa zone de confort”. Manifestement, il n’y est pas parvenu : “Dans l’Univers” devient, malheureusement, et à bien des égards, une version améliorée de “Avant tu riais” tandis qu'”Écrire”, prend les tournures d’une alternative à “Humanoïde”. Mais après tout, à quoi bon changer une formule qui continue de briser des records ?
Et parfois même, les modifier…
Fidèle à lui-même, Nekfeu avec Les Étoiles Vagabondes : expansion fait tomber le pseudonyme et livre en musique ce qu’il ne peut apparemment plus confier sans gimmicks ni instrumentale, et encore moins au micro des journalistes.
Toujours accompagné de ses meilleurs potes, il a traversé les continents pour rédiger et produire ce disque, avant de tenter, dans un “Dernier Soupir”, de nous faire voyager à notre tour, par des morceaux directement infusés des vibes des villes qu’il a parcourues. Los Angeles, la Nouvelle Orléans, Tokyo… Tour à tour, cet assemblage de cultures plonge les différents morceaux des Étoiles Vagabondes : expansion dans un nouvel univers, où s’entrechoque la pluralité des origines de son interprète, à ses rêves de fuite (“Pixels” et “Rouge à lèvres”).
Finalement, ces 16 nouvelles mélodies venues orner le disque d’origine ne proposent pas grand-chose de plus que la version initiale. Même si la découverte de l’album devient plus digeste avec ses deux parties, Nekfeu ne semble avoir mis que très peu à contribution ses années d’absence, si ce n’est pour faire de cet album davantage un chef-d’œuvre promotionnel qu’une innovation musicale. Quelques nouveautés sont toutefois à remarquer, à l’image de “Chanson d’amour” aux notes afro-caribéennes ou encore de “Koala Mouillé”, plus trap par rapport à ce qu’il pouvait faire par le passé. Et dans une même mesure, “Voyage léger” voit Niska faire les backs, mais on ne peut pas vraiment parler de prises de risque.
Les Étoiles Vagabondes : expansion est la preuve que Nekfeu sait observer et réutiliser à sa façon les codes actuels du rap, et qu’il évolue avec eux. L’ensemble est harmonieux, et les lyrics sont spectaculaires, de la part de cet artiste qui a patiemment joué le rôle de “spectateur” (“Alunissons”) ces dernières années, avant de ne vouloir redevenir “acteur” (“1er rôle”) de la scène rap.