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C’est une épopée littéraire comme en rêvent bien des éditeurs. Entre 2005 et 2007, la trilogie Millénium – Les hommes qui n’aimaient pas les femmes, La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette, La reine dans le palais des courants d’air – paraît en Suède et connaît un succès immédiat et retentissant. Très vite, les droits de traduction s’arrachent aux quatre coins du globe et des millions de lecteurs se passionnent pour ces romans noirs.
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Triste coup du sort : son auteur, le journaliste Stieg Larsson, connu (et menacé de mort) pour son combat acharné contre l’extrême droite, disparaît d’une crise cardiaque à 50 ans avant que le fruit de son labeur ne rejoigne les tables des librairies, accédant ainsi, à titre posthume, au statut de star de la littérature.
Depuis, deux autres opus, écrits par le romancier David Lagercrantz, se sont ajoutés à la saga. Un sixième tome a d’ailleurs été annoncé pour le mois de septembre 2019. Et c’est sans compter les adaptations radiophoniques ou BD qui ont fleuri. Si aux prémices de ces aventures le journaliste économique Mikael Blomkvist (fondateur du magazine Millénium) faisait office de héros tout désigné, les fans se sont très vite rendu compte que ce dernier finissait par être cannibalisé par une jeune femme au physique fluet : Lisbeth Salander.
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Cinq syllabes pour une identité désormais culte. C’est elle qui, grâce à son intelligence hors norme et ses redoutables compétences en hacking, va prêter main-forte au reporter dans le cadre de ses périlleuses enquêtes. Bientôt, l’industrie du cinéma, littéralement conquise, lui donnera davantage de chair et l’imposera comme une figure majeure de la culture populaire.
Ne pas se fier aux apparences
Entre 2009 et 2010, le public français la découvre en effet, plus vraie que nature, sous les traits de la comédienne suédoise Noomi Rapace. Elle se matérialise avec force, pareille à ce que notre imaginaire avait dicté : 1,50 m, 42 kg, des piercings et des tatouages en cascade, toute de noir vêtue, la mine renfrognée et le teint livide, toujours claquemurée dans des espaces sombres, les yeux rivés sur des ordinateurs surpuissants capables de faire vaciller l’ordre du monde.
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Une existence hors des clous, des normes et des codes, revêche et indomptable. Quelque temps plus tard, Rooney Mara enfile le même costume sous la direction experte de David Fincher, perpétuant le mythe autour de cette héroïne à la badasserie jouissive et libératoire. En 2018, c’est enfin Claire Foy qui s’y colle dans Ce qui ne me tue pas, devant la caméra de l’Uruguayen Fede Alvarez.
À chaque fois, l’envoûtement devant cette justicière est purement pavlovien. Pauline Migeon, en charge du digital chez Actes Sud, l’éditeur français de la saga, la compare volontiers à Fifi Brindacier, dont elle est en partie inspirée :
“Elle est aux antipodes des personnages féminins traditionnels. Elle n’a pas besoin d’un homme pour venir la secourir. Elle ne cherche jamais à plaire. Elle est complètement indépendante. Elle suit un chemin éthique, avec en même temps une force animale qui lui vient de l’enfance.”
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De sa vie, on sait peu de choses. Les romans distillent quelques bribes informatives, ici et là. Mais pas en nombre suffisant pour se prêter à une compréhension claire du personnage. Lisbeth observe le monde avec acuité, tandis que le monde ne sait rien d’elle.
C’est sûrement dans ce contraste que prend racine la fascination qu’elle exerce. “Elle traite les ennemis et les méchants avec une brutalité qu’elle juge nécessaire, compte tenu de la violence qu’on lui a infligée”, ajoute la journaliste et critique suédoise Maria Domellöf du journal Göteborgs-Posten, précisant combien “ses contours féministes” ont plu dans son pays dès la parution du premier volet.
Balance ton porc
À la triste lumière du scandale Weinstein, après lequel de plus en plus de victimes d’agressions sexuelles sont courageusement sorties de l’ombre et du silence, Lisbeth Salander se pare de nouveaux atours. Son symbolisme, déjà vivace, n’en est que plus criant et prégnant. En 2012, au micro de Deadline, l’actrice Rooney Mara confiait déjà :
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“Je sais que beaucoup de gens la perçoivent comme un symbole du féminisme et je sais que Stieg Larsson était un féministe. Salander respecte ses propres règles. Elle vit selon un code moral strict, mais je ne pense pas qu’elle fasse quoi que ce soit au nom d’un groupe ou d’une cause.”
Il n’empêche que, sous l’ère #MeToo, l’intéressée tend in fine une espèce de miroir à celles et ceux qui ont souffert ou souffrent dans l’obscurité. Constat auquel souscrit Pauline Migeon :
“C’est une figure de proue parfaite pour le mouvement #MeToo : abusée par le système judiciaire, psychiatrique et patriarcal, violée à plusieurs reprises, mais tout sauf victime ! Elle prend les armes, pas seulement métaphoriquement, pour combattre les hommes qui abusent des femmes.
Elle ne se laisse pas faire, elle se bat physiquement, n’intériorise jamais sa condition féminine comme une faiblesse. […] Tout Millénium est irrigué par la question de la domination masculine.”
“Elle ne fait absolument rien qu’elle n’ait pas envie de faire. Elle se fiche royalement de ce que les autres peuvent penser d’elle. Elle est terriblement compétente. Et elle n’est absolument pas comme les autres”, estime son premier employeur, Dragan Armanskij, dans le tome 1.
Icône queer
Lisbeth Salander séduit de fait grâce à son insolente et enviable liberté et assume sa sexualité sans détour. Franck Finance-Madureira, président et fondateur de la Queer Palm, corédacteur en chef de FrenchMania et journaliste cinéma pour Komitid, est revenu pour nous sur ce personnage :
“La communauté queer aime les femmes radicales, féministes, qui ne se laissent pas marcher sur les pieds et font de chacune de leurs actions un acte de remise en question du patriarcat. […] C’est une icône pour les lesbiennes et les bisexuel·le·s de par l’affirmation de sa sexualité puisqu’elle a des relations avec des femmes et des hommes et que ce genre de figure est relativement rare dans un style, le polar, qui est souvent l’expression d’un male gaze décomplexé.
Sa liberté de pensée et d’action exprime sa radicalité, ce qui en fait un personnage de l’ordre du ‘role model’ pour les femmes ayant vécu une agression violente et/ou sexuelle, ou dont la sexualité peut être source d’agressions. Elle est, à ce titre, représentative d’un radicalisme queer, une affirmation de soi qui fait fi des modèles hétéronormatifs et développe une pensée à contre-courant.”
Ainsi va Lisbeth : indépendante et déchaînée. Elle fait de la boxe – méfiez-vous de sa silhouette chétive –, enfourche sa moto, entube les banques et mène la danse. Elle est le yin et le yang de l’expérience Millénium.
Son courage, sans bornes, supplante celui de Blomkvist, qui ne peut souvent que constater ses multiples prouesses. Sa bravoue contribue, irrémédiablement, à faire d’elle l’une des ambassadrices féministes les plus importantes de la littérature moderne. “Les petites filles manquent d’identification à des héroïnes qui font les ‘trucs cool’ que la fiction traditionnelle réserve aux mâles. On en a marre de jouer encore trop souvent les potiches”, estime Pauline Migeon.
“Lorsque nous la découvrons pour la première fois, au début de l’histoire, des hommes influents et haut placés semblent l’avoir dépossédée de chaque pouvoir, de sa dignité et de son estime de soi”, décrypte Maria Domellöf.
“Néanmoins, elle n’abandonne pas et refuse le pouvoir des hommes sur elle. Avec son attitude punk et sa capacité à recueillir tout type d’info sur chacun, elle se débrouille seule. Elle n’a besoin de personne. Ce type d’indépendance est un rêve pour beaucoup de femmes qui travaillent dur – ainsi que pour les hommes.
Le rêve de se libérer est séduisant. Lisbeth Salander réussit dans ce domaine, ce qui en fait un personnage puissant. Elle se venge des misogynes une bonne fois pour toutes”, conclut la journaliste, tout en précisant que sa violence décomplexée peut toutefois dérouter certains, voire les désolidariser de son combat.
Quelque chose nous dit que Lisbeth, elle, s’en moque totalement. Et qu’elle a déjà hacké les ordis de ses détracteurs.