Pourquoi ils achètent toujours Charlie Hebdo, un an après

Publié le par Théo Chapuis,

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Alors que les kiosques recevaient le numéro “anniversaire” de Charlie Hebdo, un an après l’attaque qui faisait 12 morts dans ses locaux, Konbini est parti à la rencontre de ses lecteurs. Pour mieux comprendre, par-delà les intentions qu’on lui prête parfois à tort, ce “qu’être Charlie” veut vraiment dire.

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Janvier 2016, Charlie Hebdo a 46 ans. Né en 1970 sous l’impulsion de François Cavanna et Georges Bernier, il a vécu pendant 45 années sa vie paisible de magazine satirique (avec tout ce que ça comporte de procès perdus, de licenciements regrettables et de polémiques éditoriales). Jusqu’au 7 janvier 2015, Charlie Hebdo était un journal célèbre dans la francophonie, mais dont la pérennité était menacée par un tirage de plus en plus confidentiel.

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Au matin du 7 janvier 2015, deux assassins déciment la rédaction de Charlie Hebdo. Dès lors, le monde entier connaît non seulement le nom du journal, mais s’affirme “être” Charlie, contre l’obscurantisme et à l’ignorance, pour le droit à la caricature et à rire de tout.

Mais avant que Charlie Hebdo soit le symbole de la liberté d’expression et de l’irrévérence à la française chez les étrangers, l’était-il encore pour ses lecteurs les plus fidèles ? Comment les fans de l’humour issu du vénérable esprit Hara-Kiri ont-ils vécu cette année de reconstruction – voire de résurrection ?

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“Un dessin sur Internet, c’est pas pareil”

Mercredi 6 janvier, alors que sort un numéro “anniversaire” figurant en “une” un Dieu en cavale, on fait la tournée des kiosquiers de la fameuse place de la République, à Paris. Première à sortir du kiosque donnant sur la rue du Temple, Anne-Marie, 69 ans, repart avec le Canard enchaîné enroulé dans un Charlie Hebdo. Elle qui n’était pas une lectrice historique dit vouloir faire preuve de “solidarité envers la liberté de la presse” :

“Des journaux comme le Canard enchaîné ou Charlie Hebdo sont essentiels. Ce sont les seuls à avoir cette absence de tabou et cette liberté dans le monde.”

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Le papier, aussi, c’est quelque chose qu’elle a besoin de sentir sous ses doigts, Anne-Marie. “Cabu était un véritable dieu du dessin et de la caricature […] Un dessin sur Internet, c’est pas pareil.” La presque septuagénaire nous quitte d’un “Faut pas se laisser faire !” revanchard, l’œil rieur derrière ses petites lunettes.

“C’est très français”

On croise aussi des étrangers. Trois Brésiliens en route vers l’aéroport après 10 jours de vacances débouchent d’un kiosque, Charlie sous le bras – alors qu’ils n’entendent pas un mot de français : “C’est un journal parfait !, expliquent-ils. Ce que représente Charlie Hebdo, c’est très important de le défendre”, aussi tenaient-ils à acheter un exemplaire avant de rentrer chez eux. Chez eux, ils sont lecteurs de O Pasquim, journal fondé sous la dictature militaire qui dura jusqu’au mitan des années 80. La presse de résistance, ils en connaissent un rayon.

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Gisela, de son côté, ne parvient pas à citer un journal allemand semblable à Charlie Hebdo. Citoyenne germanique, elle l’achète aujourd’hui pour l’envoyer à des amis restés outre-Rhin. “Cet esprit iconoclaste, cette liberté de se moquer de tout n’a pas d’équivalent en Allemagne”, dit-elle. Selon la retraitée de 68 ans, c’est “très français, cet esprit contestataire”. Le Français râleur, plus qu’un cliché : un symbole.

Même si les ventes sont plutôt au rendez-vous, le raz-de-marée attendu par les kiosquiers est en-deçà de celui vécu il y a un an, lorsque le numéro des survivants s’arrachait dès les stores relevés. Ici, on a vendu une quarantaine de numéros en quatre heures. Là, environ 75 unités, “alors que d’habitude on en écoule entre 7 et 10”. Ici encore, une cinquantaine… Ce n’est “pas la folie”, comme nous confiera un vendeur de journaux, même si certains lecteurs “le demandent depuis lundi”.

En “pèlerinage” rue Nicolas-Appert

Le mieux pour nous est encore de cheminer jusqu’à la rue Nicolas-Appert, ancien siège de la rédaction de Charlie Hebdo. Après avoir longé le boulevard Voltaire, croisé les touristes qui photographient les impacts de balle du Bataclan Café avec leurs tablettes numériques, tourné devant la plaque fraîchement posée à la mémoire du policier Ahmed Merabet, exécuté le 7 janvier, on débouche dans cette calme rue du XIe arrondissement peuplée d’une quinzaine de badauds. Certains se prennent en photo devant la façade.

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Paul et Barbara, la petite soixantaine, s’échinent à trouver le meilleur angle pour photographier le bâtiment qui logeait la rédaction. Venus du Pas-de-Calais, ils voient cette petite halte dans la ruelle comme “un pèlerinage : on est de gauche, c’est symbolique”. Nul doute que leur relation avec Charlie Hebdo est profonde. Ils ont si mal vécu l’arrivée de Philippe Val qu’ils ont arrêté de l’acheter à ce moment-là – “il a quand même appelé à voter Sarko !”, s’étrangle Paul.

Or, pour eux que ce journal faisait “tant rire dans ce monde de brute”, l’attaque du journal, la disparition de nombreux cadres du journal “comme Cabu et Wolinski, qu’on aimait beaucoup” les a beaucoup affectés. Aujourd’hui, comme nombre de témoins interrogés, ils trouvent davantage de plaisir à lire le Canard enchaîné et regrettent que Charlie ait “été perverti par le fric”, allusion aux sommes astronomiques récupérées par le journal après les attentats.

“Quoi qu’on dise de Charlie, ce sont mes valeurs”

Renée et Béatrice sont mère et fille et sont originaires de Pamiers en Ariège. La seconde lit Charlie depuis “plus de 25 ans”. Et pour cause :

Charlie c’est la liberté d’expression, c’est un journal laïc quoi qu’on en dise et ce sont mes valeurs. J’aime le fait qu’ils se bataillent eux-mêmes dans leurs colonnes, qu’ils ne soient pas toujours d’accord et débattent.

Ce qu’elle regrette, avec la sur-médiatisation de l’hebdomadaire l’année dernière, c’est “la contradiction stupide de ceux qui voudraient un Charlie qui ne choque pas”, alors qu’elle-même se déclare “pas toujours d’accord” avec les points de vue exprimés dans le journal.

Aujourd’hui, la nouvelle mouture laisse Béatrice sceptique et elle admet devoir “s’accrocher” et “moins [se] retrouver” dans le journal – mais elle restera fidèle lectrice jusqu’au bout : “C’est beau de voir que des journaux portent encore ces valeurs tant combattues en ce moment : les acquis sociaux, la place des femmes, la résistance face aux religions…”

Avec le temps, un journal “moins corrosif”

Quelques internautes complètent ces témoignages recueillis dans la rue. En fait, ils sont nombreux à partager le malaise de Béatrice : “Je trouve que le journal a bien changé”, regrette Cyril, graphiste de 28 ans habitant à Paris. Pour cet habitué, les dessins ont perdu “en richesse”, mais il les excuse : aujourd’hui Charlie est repris par “une autre génération” et est “fait par des survivants”. Marie a 28 ans et officie en tant qu’aide maternelle à Florange. Elle rejoint Cyril et déplore la disparition d’un ton, mais surtout “la peur” qui transparait à la lecture. 

Pour Thomas, 37 ans, assistant commercial en immobilier à Avon, le ton est sans doute “un peu moins corrosif”, mais admet que “le journal se renouvelle” et que ça prend du temps. En revanche, d’après lui, il n’y a pas que la tuerie à avoir bouleversé Charlie : “Même avant les attentats, le journal avait déjà bien changé : le décès de Gébé en 2004, l’éviction de Siné par Val, la mort de Cavanna…

François, technicien informatique de 39 ans, abonde largement dans son sens : “Avec le renvoi de Siné par Val en 2008, le journal perdait un de ses piliers.” Nostalgique, il se souvient du vieux Siné en “vieil anar’, le genre poivrot qui râle sur tout dans un PMU. C’était drôle et ça tapait juste, c’était l’esprit du journal”. Mais il regrette aussi Cavanna, “la version poétique” du canard. Depuis les attentats, c’est Charb et son “esprit gueulard à tout va”, et Luz, dont il juge le départ “compréhensible” qu’il regrette. Quoi qu’il en soit, un certain âge d’or du journal a disparu.

En 2016, qui est le lecteur de Charlie ?

Ces lecteurs, qu’ils aient la vingtaine ou près de 70 ans, partagent-ils un même profil ? Si certains projettent dans leur achat de Charlie la légitimation de leurs valeurs politiques de gauche, volontiers soixante-huitards même s’ils n’en ont pas l’âge, la plupart estiment simplement que Charlie reste une lecture à nulle autre pareil sur le marché de la presse en France.

D’après Marie, Charlie lui a appris “à lire un dessin, à [se] forger une opinion, à pouvoir débattre”. Pour Thomas, lecteur depuis la moitié des années 90, “c’est pour le combat contre le Front national” qu’il allait l’acheter… Mais pour lui comme pour Cyril, les dessins rigolos et les caricatures savoureuses finissaient par les décider de mettre la main au portefeuille.

Et cette “génération Charlie Hebdo”, tant fantasmée dans les médias au lendemain des attentats, existe-t-elle ? Si oui, elle reste insaisissable car trop éclatée. François reconnaît que “les références à ce type d’humour peuvent sembler datés aux ados d’aujourd’hui” et estime que le profil type serait “un Français d’au moins 40 ans, idéalement athée”. Thomas avoue pour sa part que “si tu n’as pas la fibre de gauche, la lecture de Charlie doit s’avérer très douloureuse” et juge, tout comme François, que le format papier repousse peut-être les plus jeunes – “la présence de Charlie Hebdo sur Internet et les réseaux sociaux est quasi-nulle, ce qui n’aide pas”.

Or selon Cyril, Charlie est lu par des gens “de tous âges”, même s’il s’agit d’être plutôt libertaire et laïc. Pour Marie, il s’adresse à tous ceux qui veulent “se forger un esprit critique sur la France et le monde”. Pour achever cette série de témoignages, Régis, 28 ans, éducateur spécialisé à Rennes, pense quant à lui que le journal est, finalement, bien plus inclusif qu’on ne le croit :

Charlie Hebdo s’adresse à ceux qu’il touche, c’est-à-dire à ceux qui l’aiment, comme ceux qui le détestent. Au final, on tous des lecteurs de Charlie Hebdo. Même Daech !