Après l’agression d’un enseignant à Marseille lundi 11 janvier, nous avons discuté avec des jeunes de confession ou d’origine juive pour savoir comment ils vivaient avec cette identité en France, dans ce climat délétère.
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“Non, je n’ai pas peur d’être juif”. Ces mots, Alexandre, Timothée, Jean et Michelle quatre Français âgés de 20 à 30 ans les ont prononcés sans hésitation. Pour eux, l’antisémitisme en France n’a rien d’une nouveauté. Les tensions datent et ils n’ont pas eu d’autre choix que d’apprendre à vivre avec. S’ils n’ont pas peur, c’est parce que leur famille leur a toujours conseillé de cacher cette origine juive.
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Jean, chercheur de 27 ans, se rappelle que, tout jeune dans son quartier du Nord de Paris, il n’était “pas toujours bon de dire qu’on était juif”. À l’autre bout de la capitale, Timothée, 21 ans et étudiant en communication, entendait le même discours. On lui a “toujours dit qu’il y avait plein d’antisémites, qu’il fallait faire attention et ne pas dire à tout le monde qu’on était juif, ne pas mettre de kippa dans la rue et garder tout ça pour soi”.
Une éducation que Michelle, de mère israélienne, a également reçue. Aujourd’hui, cette professeure de Français d’à peine 30 ans se dit “contente de ne pas avoir un nom de famille à consonance juive, surtout en tant qu’enseignante”. Exerçant dans un collège en région parisienne, elle craint que ses origines juives constituent “une barrière de plus à un enseignement neutre”.
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L’idée d’insécurité a toujours été là
Ce fait de cacher ses origines juives, Sacha Reingewirtz, président de l’UEJF (Union des étudiants juifs de France) le remarque “de plus en plus”. “Les jeunes évitent de porter une kippa et la remplacent par une casquette, par exemple”, explique-t-il. Et pour cause, 50 % des actes racistes recensés en France visent les juifs, qui représentent 1,5 % de la population totale.
Pour le président de l’UEJF, “l’antisémitisme est partout”, notamment sur Internet, véhiculé par le biais de commentaires racistes et, bien sûr, par les vidéos des acolytes Alain Soral et Dieudonné. Timothée se souvient de cette “affaire Dieudonné”, en 2014 :
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“En un mois on a dû m’accoster trois ou quatre fois dans la rue pour me demander si j’étais juif et ce que je pensais de Dieudonné.
Des mecs pas nets essayaient de me persuader qu’il avait raison et que d’une certaine façon le Juif cherchait à être persécuté à force d’essayer de dominer le monde et ce genre de théories à la con.
Mais bon, ça fait un moment que je ne vois plus tellement cette ‘Dieudosphère’ sévir dans la rue, tout est revenu à la normale.”
Ce qu’il déplore plus que cet antisémitisme, c’est “l’omniprésence des religions et la place prépondérante qu’elles occupent aujourd’hui dans le débat public”. Comme ce débat sur la kippa, qui secoue l’opinion depuis lundi 11 janvier, après qu’un enseignant en portant une a été attaqué par un adolescent de 16 ans à la machette, à Marseille. “Ce débat cache en réalité une question plus ancienne, celle de vivre ou non sa religion dans l’espace public”, d’après le président de l’UEJF qui ” [propose] aux Parisiens de porter une kippa en solidarité avec les citoyens juifs ciblés par l’antisémitisme”.
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Aujourd'hui, nous avons proposé aux Parisiens de porter une kippa en solidarité avec les citoyens juifs ciblés par l'antisémitisme. Envoyez nous vos photos! #kippapeur
Posted by Union des Etudiants Juifs de France [ UEJF ] on Thursday, January 14, 2016
Timothée, lui, excédé par ce genre de polémiques, “[s]’en fout”. La kippa, il ne l’a “jamais mise” et ne “la [mettra] jamais”. Michelle, elle, a “peur pour ceux qui la portent dans la rue”. Depuis les attaques de Mohammed Merah à Toulouse en 2012, elle se dit “qu’ils risquent leur vie, que c’est dangereux”. D’après une enquête menée par Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, statisticiens à l’Ifop, intitulée “L’an prochain à Jérusalem”, 66 % des hommes portant la kippa disent avoir été agressées à plusieurs reprises, contre 15 % pour ceux qui ne la portent pas.
Alexandre, étudiant en sciences politiques, se rappelle des actes antisémites qui ont marqué sa jeunesse. Il a dix ans quand Ilan Halimi, un jeune vendeur en téléphonie, âgé de 23 ans est kidnappé, en janvier 2006. S’il est choisi comme victime par ses ravisseurs, c’est parce qu’il est juif et donc issu d’une famille “forcément riche” qui pourrait verser une rançon. Pendant trois semaines, Ilan est séquestré et torturé par un groupe d’une vingtaine de personnes surnommé le “Gang des barbares”. Il sera retrouvé inanimé le long des rails du RER, en région parisienne, et succombera à ses blessures.
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Alexandre est formel, “l’idée d’insécurité a toujours été là”. Ce qui a changé d’après lui, c’est “un mélange de tension et de solidarité renforcée dans la communauté juive”. Autour de lui, “[ses] potes font leur alya [immigration en Terre sainte] ou leur service militaire en Israël et revendiquent énormément leur appartenance à la communauté”.
“Partir ? Je suis trop attaché à la France”
En 2015, 7 900 départs vers Israël ont été recensés, soit 10 points de plus qu’en 2014, qui enregistrait déjà le chiffre le plus haut de l’Histoire. Plus préoccupant encore, l’année 2016 devrait noircir le tableau, d’après les statisticiens de l’Ifop. En effet, le temps de préparation à ce départ s’étalerait sur une période d’un à deux ans : le contrecoup de l’affaire Merah s’est ressenti en 2014, celui de l’attaque de l’Hyper Cacher devrait être imminent.
Cette immigration en Terre sainte, Alexandre ne la conçoit pas :
“Je suis trop attaché à la France, je ne sais pas si je pourrai aller vivre là-bas. Non pas que je n’aime pas ce pays, mais c’est particulier. Et puis c’est une région en guerre, il ne faut pas l’oublier.”
Aujourd’hui en France, six juifs sur dix ont des proches qui ont quitté le pays. C’est le cas de Jean et Timothée, qui ont respectivement vu leur oncle et grand-mère s’envoler vers Israël. Pour le premier, c’est “un effet de mode, un départ à la retraite et un appartement en bord de mer”. La grand-mère du second, elle, est “partie par peur”. En juillet 2014, quand des individus ont crié “Mort aux juifs” dans le cortège d’une manifestation pro-palestinienne à Paris, cette femme a été ramenée à une sombre époque de sa vie : “son expulsion de Tunisie parce qu’elle était juive”, raconte Timothée. À l’instar d’Alexandre, ni l’un ni l’autre n’envisage un quelconque départ en Israël.
“Être français constitue un danger, être juif l’amplifie”
D’après cette même étude, 73 % des juifs de France se sentent menacés par l’impact du conflit israélo-palestinien sur le pays. Jean se rappelle que, enfant déjà, les tensions dans son XIXe arrondissement natal “variaient au gré des intifadas”. Son quartier, c’était son “thermomètre”. Il se rappelle d’un été particulièrement “tendu” alors qu’il était collégien :
“Il y a eu des agressions au couteau. Moi je me suis fait agresser par des juifs gratuitement : on m’a carrément jeté des boulons dessus ! Tout le monde se guettait et se regardait du coin de l’œil, alors que d’habitude chacun vit en autarcie.”
Dans cette partie du Nord de Paris est concentrée la plus grande communauté juive religieuse d’Europe ainsi que la plus grande école loubavitch (courant orthodoxe). “Et rue Petit, juste à côté de cette école… le foyer des frères Kouachi”, commente l’universitaire, qui voit toujours une “entente cordiale qui tient la route” entre la communauté juive de son quartier et le reste des habitants.
Mais malgré ce vivre ensemble, Jean remarque un “recroquevillement” de la communauté juive sur elle-même. “Les idées ont changé, explique-t-il, aujourd’hui ma famille a ouvertement peur des ‘arabes’. J’entends des propos choquants parfois, alors que nous sommes séfarades et qu’ils sont tous nés en Algérie, et qu’ils parlent mieux arabe qu’hébreu.” Michelle, elle, pratique “malheureusement et malgré [elle] le délit de faciès” : elle ne parle pas de sa judéité à “des gens d’origine arabe [qu’elle] soupçonne de ne pas être ouverts”.
Au lendemain des attentats du 13 novembre, “la communauté juive française a ressenti une unité”, d’après Sacha Reingewirtz. “Les Français ont l’air plus soucieux du problème de l’antisémitisme”, poursuit-il. Pour Michelle, “après les attaques qui ont frappé Paris, être français, tout simplement, constitue un danger. Être juif l’amplifie.”