Gros lobbying , petite pirouette
Le souci, c’est que la loi ne considère comme illégales que les photographies ou vidéos d’enfants en chair et en os… évitant ainsi soigneusement de s’attaquer à la puissante industrie du divertissement, qui regroupe les bandes dessinées (manga), les dessins animés (anime) et les jeux vidéo, et à ses personnages fictifs aux traits enfantins régulièrement sexualisés. Une contorsion sémantique effectuée à la dernière minute après une campagne de lobbying des éditeurs et des associations de juristes, qui présentaient la loi comme une atteinte potentielle à la liberté d’expression.
Résultat : un texte éclopé, qui permet encore à quiconque de posséder, par exemple, des images d’enfants partiellement dévêtus dès lors que les organes génitaux sont dissimulés, précise le Guardian. Une étude révélait en 2002 que 10% des hommes japonais possédaient de telles photos. Des sites Internet – référencés par Google, tiens – aux panneaux publicitaires des grandes artères, les “junior idols”, majoritairement féminines, exposent ainsi leur lucrative pré-puberté en bikini.
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Le lolicon, un genre de manga parmi d’autres
Si Maud De Boer-Buquicchio estime que la stratégie japonaise de lutte contre la pédopornographie est insuffisante, elle reconnaît également la difficulté des artistes à “trouver un équilibre” entre la liberté de création et l’impératif de protection des enfants. Et d’ajouter que “l’argument de la liberté d’expression doit prévaloir dans le cas de la pornographie adulte”. Un message de conciliation envoyé à l’industrie du divertissement, monolithe de la société japonaise.
En 2014, le marché du manga a réalisé plus de deux milliards d’euros de chiffre d’affaires sur le seul marché domestique, écoulant 500 millions de tomes et battant son record de ventes. Le marché de l’anime aura lui rapporté 11 milliards d’euros, en hausse de 10% sur l’année. Un poids économique qui confère au secteur une véritable force de persuasion sur la classe politique locale, d’autant qu’une partie de la société nippone tolère ces pratiques et dé-diabolise la sexualisation de personnages enfantins en l’affublant d’un genre littéraire, le lolicon (qui met en scène des jeunes filles) et son pendant masculin, le shotacon.
Pour Dan Kanemitsu, traducteur de manga interrogé par le Guardian, le fossé culturel entre Japonais et Occidentaux est au cœur du débat soulevé par l’ONU :
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La pédopornographie dans le manga et l’anime, ça n’existe pas. La pédopornographie implique des enfants, et elle doit être combattue pour cette raison. [Maud De Boer-Buquicchio] veut parler des représentations sexualisées de personnages aux traits enfantins dans le manga et l’anime.
Or, un grand nombre d’artistes japonais, hommes et femmes, dessinent des personnages dans un style artistique qui apparaît enfantin aux yeux des Occidentaux. Elle rejette donc un style artistique populaire au Japon.
L’argument esthétique ne passe cependant pas aux yeux des militants pour l’interdiction, qui ont annoncé vouloir renforcer la pression sur le gouvernement. “Les contenus présentant des enfants qui ont clairement été créés pour satisfaire l’excitation sexuelle devraient être considérés comme de la pédopornographie”, déclare à l’AFP Shihoko Fujiwara, responsable de l’association Lighthouse qui combat le trafic d’êtres humains. Une classification au cas par cas trop fastidieuse pour les lois internationales. D’autant que l’Occident a lui-même beaucoup de mal à statuer sur la question.
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La France interdit ce type de manga depuis… 2013
Le Protocole facultatif de l’ONU, s’il définit parfaitement les contours de la pédopornographie lorsqu’il s’agit d’êtres humains, peine à statuer sur les personnages de fiction, qu’il n’inclut pas explicitement dans son énoncé.
Comme le précise un rapport de l’ONG Ecpat, les conseils appuyés de l’ONU au Japon interviennent dans un contexte légal international assez flou, alors que seuls 6 États dans le monde ont adopté une définition “élargie” de la pédopornographie incluant les œuvres de fiction. La France compte parmi ces États, après avoir amendé l’article 227-23 du Code pénal en… août 2013, cinq ans après que la Cour de cassation ait confirmé que les “images non réelles représentant un mineur imaginaire” étaient condamnables.
Au-delà de la question légale, l’exemple japonais pose une question sociétale : peut-on censurer la création de fiction et punir un fantasme, dès lors qu’aucun enfant n’en est directement victime ? Au Japon, deux camps s’affrontent avec deux arguments invérifiables : les partisans de l’interdiction arguent que les mangas encouragent l’acte sexuel à l’encontre d’enfants, leurs opposants rétorquent qu’ils feraient diminuer le nombre d’actes pédophiles.
Une seule étude, publiée par l’université d’Hawaii en 1999, a tenté de comparer les chiffres, au moment où l’industrie pornographique japonaise se libéralisait. Résultat : entre 1972 et 1995, “une croissance massive de la disponibilité de la pornographie au Japon a été corrélée à une baisse très importante des crimes sexuels”, de l’ordre de 85%. Impressionnant. Mais à l’autre bout de la balance, les 1644 cas de pornographie et les 646 victimes recensés en 2013 par la police japonaise pèsent au moins aussi lourd.