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Traverser les couloirs de la Japan Expo en étant un néophyte est une expérience à part entière. Entre les curieux et les aficionados, les classiques et les cosplays, les timides et les surexcités, peu d’événements peuvent se vanter d’attirer un public aussi éclectique. Le point commun derrière toutes ces personnes est l’amour de la culture nippone, et en ce 7 juillet 2016, l’amour de Pokémon.
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Autant dire que Junichi Masuda a reçu un véritable accueil de star lors de sa conférence au parc des Expositions de Villepinte. En effet, le natif de Yokohama est un homme extrêmement important dans l’histoire de la franchise, qui vient de souffler sa vingtième bougie. D’abord chargé de quelques tâches secondaires, il est ensuite devenu le compositeur de la plupart de ces hymnes que vous connaissez tous, absolument tous, par cœur. Entre-temps, le bonhomme a gagné en importance et est devenu une des têtes pensantes de Game Freak, le studio de développement des jeux Pokémon.
Alors que les nouvelles versions Soleil et Lune débarqueront sur vos 3DS d’ici un petit mois, on est longuement revenu avec lui sur la musique du jeu archiculte, mais aussi sur les différentes influences et sur le processus de création des créatures. On y apprend entre autres que le Japonais compose toujours dans sa tête avant de poser les notes sur le papier, et qu’il n’a pas beaucoup aimé les catacombes parisiennes.
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Konbini | Vous êtes entré chez Game Freak comme compositeur, puis vous êtes rapidement devenu concepteur, designer, programmeur, producteur sur la série. Comment s’est passé ce passage en particulier ?
Junichi Masuda | Alors pour revenir sur un petit point de détail, au début, avant que Game Freak ne devienne une société, oui, j’étais compositeur. Mais une fois que Game Freak est devenu une société, là j’étais plutôt programmeur. Disons que j’étais plutôt doué en informatique à l’époque, c’est moi qui m’occupais de tout ce qui concernait le “computer system“, tout ce qui tient des machines, de la maintenance, ce genre de choses.
C’était à moi que revenait toutes ces tâches. Et en termes de “game design”, j’avais aussi la possibilité de donner mon avis, de prendre des décisions, de juger certains aspects, parce que j’étais plutôt bon pour ça et que ça ressemblait pas mal à la démarche d’un informaticien. C’est arrivé comme ça.
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Avant tout cela, vous avez donc fait des études de musique ?
J’ai toujours aimé la musique, le rock notamment. Au lycée, je me suis aussi rendu compte qu’avec les ordinateurs, avec l’aide de ces machines, on pouvait aussi composer. Au même moment, j’avais envie de jouer de la musique, et j’ai choisi le trombone comme instrument.
Ces deux choses-là m’ont petit à petit dirigé vers la musique. Et quand je compose, vu qu’en réalité je ne suis pas très bon au clavier, je le fais plutôt dans ma tête et je retranscris tout ce que j’imagine directement sur ordinateur.
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C’est comme ça que vous avez procédé pour la musique des premiers Pokémon ?
Ouais… [Rires.]
Est-ce que les limites technologiques de la Game Boy étaient frustrantes sur ces premiers jeux ?
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Au contraire, je prenais plaisir à composer ce qu’on appelait de la musique de jeu grâce à ces limitations. Et puis, ce qui était marrant, surtout, c’est qu’on développait nous-mêmes nos outils de création sonore, ce qu’on appelait le “sound driver”. C’est vrai qu’on avait assez peu de possibilités, mais on devait trouver des moyens de programmer pour concrétiser les idées qu’on avait et c’était ça qui était au final plutôt fun. Donc on n’a jamais vraiment ressenti de frustrations, c’était plutôt une forme de défi sympa à relever.
“Il existe un style qu’on appelle la musique de jeu vidéo, qui a ses spécificités et je pense que la musique de Pokémon a son propre style”
Et maintenant que la technologie est plus avancée, comment tout cela a évolué ? Est-ce qu’on peut à l’avenir envisager des musiques symphoniques pour Pokémon comme il a eu ce virage avec Mario Galaxy, par exemple ?
J’ai pas vraiment l’intention de faire de la musique Pokémon très extravagante, ce n’est pas mon intention, au contraire. Il existe un style qu’on appelle la musique de jeu vidéo, qui a ses spécificités et je pense que la musique de Pokémon a son propre style. Par exemple, dans Rouge et Bleu, on avait assez peu de place pour la mémoire, ce qui fait que j’ai été obligé de trouver des astuces pour composer la musique.
Par exemple, j’ai souvent aligné des sol et des do : do, sol, do, sol, do, sol, do. Alors bon, c’est un exemple parmi d’autres, mais c’est cette musique que l’on entend en musique de fond qui fait le style Pokémon, ces répétitions qui permettaient de faire des économies de mémoire. En fait, ça a donné un style que j’ai réutilisé après. C’est un peu ça le style Pokémon, et ce serait bizarre de s’en éloigner.
Le premier thème que tu as composé ?
J’ai du mal à m’en souvenir, mais ça doit probablement être celle du générique du jeu [il se met à chanter le thème principal avec des ‘la, la, la’, ndlr]. Mais je me souviens que pour cette musique, j’avais composé une vingtaine de variantes de ce générique et ensuite, on a décidé tous ensemble de garder celle-ci.
Juste pour celle-ci ou c’était le processus à chaque fois ?
Juste celle-ci.
Est-ce que vous exploitez différents genres musicaux quand vous composez pour un nouveau jeu, que ce soit le rock, la country, etc. ?
Bien sûr, on essaye de chercher dans de nouveaux genres à chaque fois. Là, par exemple, Pokémon Soleil et Lune prennent place sur des îles qu’on appelle Alola, et qui ont été inspirées par Hawaii. Forcément, avec mon équipe, on a fait des recherches et des études sur les musique d’Hawaii, sur les rythmes, les sonorités et on les a exploitées un peu dans le jeu. Alors évidemment, on va pas reprendre exactement les mêmes choses parce qu’on doit y intégrer notre univers donc on fait surtout de l’arrangement, mais basé sur cette musique.
“La musique qui fait peut-être le plus penser au cliché qu’on a de la musique française, c’est celle du Pokémon Center”
Cela fait penser à Pokemon X et Y, qui ont été conçus avec la France pour modèle… Je présume que l’idée concernant la musique était la même ?
Oui, bien sûr, on s’est beaucoup documentés sur les spécificités de ce que, nous, on perçoit comme de la musique française. L’image directe que l’on a de la musique française, c’est évidemment l’accordéon, et puis aussi, celle qu’on ressent en regardant des films français. Donc on a acheté pas mal de CD mais, encore une fois, notre but n’était pas de faire de la musique française pour notre jeu, juste de la suggestion puisque ça se passe à Kalos, qui est certes inspiré de la France, mais qui n’est pas la France. En revanche, la musique qui fait peut-être le plus penser au cliché qu’on a de la musique française, c’est celle du Pokémon Center.
Par rapport aux influences venues de différents pays, en dehors de la musique, est-ce qu’il n’y a pas d’autres éléments du jeu [X et Y en l’occurrence, ndlr] qui viennent de là ? On pensait notamment aux grottes..
Vous êtes de Paris tous les deux ?
Oui, enfin aux alentours…
Vous êtes déjà allés aux catacombes ?
Ouais.
Moi, je les ai visitées aussi et, tu seras d’accord, dès l’entrée c’est très étroit. J’ai eu immédiatement un sentiment d’angoisse profond, avec les squelettes. Je marchais une dizaine de mètres, je me disais “bon, on pourrait avoir une sortie, là, quand même“. Mais non, ça continuait encore. c’est l’équivalent de l’espace entre deux stations de métro, et j’ai vraiment eu un sentiment d’oppression. On a voulu retransmettre ça dans Pokémon X et Y avec la grotte étincelante.
Par exemple, l’utilisation de la caméra dans un jeu vidéo dépend beaucoup de la chose que l’on cherche à exprimer. Quand on cherche un Pokémon dans la nature aux milieu des herbes hautes, forcément, on a tendance à situer la caméra sur le dessus. Eh bien, cette expérience dans les catacombes m’a donné envie de placer la caméra derrière dans cette grotte pour qu’on ait ce sentiment d’oppression. Évidemment, j’ai pas voulu reproduire les catacombes à l’identique parce qu’avec ces squelettes partout, ça aurait été vraiment angoissant et choquant pour pas mal de gens, mais voilà.
Au-delà de la musique, comment on fait évoluer Pokémon au fil des années, tout en restant aussi proche des premiers opus ?
J’attache beaucoup d’importance au fait de permettre à n’importe qui de jouer à Pokémon. C’est ça qui est important pour nous. Alors certes, les enfants connaissent pour la plupart Pokémon, mais il faut quand même à chaque épisode répéter qu’un Pokémon, ça doit s’attraper avec une Pokéball, et qu’il faut la lancer… De la même manière, quand il sort de chaque maison, il doit savoir ce qu’il doit faire, on ne peut pas le lâcher dans la nature n’importe comment. Ce sont des choses qui paraissent évidentes, mais qui permettent de garder cette fameuse simplicité.
Je pensais aussi à l’aspect visuel, qui reste proche de ses racines, malgré la 3D et les angles de caméra. Est-ce que c’est quelque chose qui est voué à changer ?
La question qu’il faut se poser, c’est : est-ce qu’il y a un intérêt pour le jeu d’y apporter plus de réalisme, plus de photoréalisme ? Moi je ne crois pas. Je pense que non, ça n’apporterait pas grand-chose. Je serais plutôt pour garder l’aspect fantaisie, qui a aussi son charme. Si on apporte du photoréalisme à tout ça, ça devient la réalité. Il faut parvenir à garder cet univers pas trop réel, tout en s’arrangeant pour qu’il soit compréhensible par tous, ce qui nécessite une certaine forme de simplicité. Je pense que là-dessus, je suis assez intransigeant.
Ce n’est pas la même chose, mais il y a Pokémon Go. Si on ne va pas vers le photoréalisme, il y a donc l’utilisation de nouvelles technologies… S’il s’agit ici de la réalité augmentée, on pourrait aussi penser à la réalité virtuelle. Vous y songez ou pas ?
En fait, c’est juste une question d’équilibre et c’est là-dessus qu’on va concentrer notre attention. C’est vrai qu’avec Pokémon Go, on a l’utilisation de Pokémon que vous connaissez dans un monde totalement réel. Mais est-ce que ça veut dire que nous, derrière, on a envie de faire des Pokémon avec des poils et des physiques hyperréalistes ? Non.
Pareil, pour la réalité virtuelle [VR, ndlr] : même si on faisait un jeu en VR, je ne pense pas qu’on s’amuse à développer des Pokémon “réalistes“. Est-ce que c’est vraiment ce que les gens souhaitent ? Non, je ne crois pas. Donc on continuera, mais c’est une question d’équilibre. On essaye de marier le réalisme avec le côté fantaisie.
Si je ne me trompe pas, avec Soleil et Lune, on vient de dépasser la frontière des 800 Pokémon. Est-ce qu’on dépassera un jour les 1 000 ou il y a une limite ?
Ce qu’il y a de difficile maintenant, c’est la recherche de design parce qu’on en a fait énormément et on est sans cesse obligé de recommencer à zéro pour renouveler notre imagination. Donc, c’est pas évident. Mais tant que les limites techniques ne nous empêcheront pas de nous dire “là, on est allé au bout, on ne pourra absolument pas aller au-delà de tout ça“, et tant qu’on parviendra à renouveler notre processus de création, je pense que les Pokémon vont continuer de croître.
Cela dit, ce qui est très important pour nous aujourd’hui, c’est d’arriver à renouveler les anciennes générations. Il y a eu des joueurs qui ont découvert Pokémon avec X et Y, et pour eux, les premiers sont des nouveaux qu’ils ne connaissaient pas. C’est le plaisir de la découverte qu’on privilégie. Pour nous, ce qui est primordial, c’est de maintenir l’intérêt d’un Dracaufeu. Tout le monde le connaît mais pourtant, à chaque fois qu’on le voit dans un nouvel épisode, on se dit presque : “Ah non, c’est un nouveau Pokémon.” Voilà, donc on a toujours des idées, on continue de chercher et surtout, on a un patrimoine à mettre en valeur.
Sur Pokémon Noir et Blanc, on ne pouvait attraper que des Pokémon inédits, ce qui enlevait le côté collection mais ajoutait pas mal de surprise au jeu. Avez-vous envisagé de reproduire l’expérience ?
C’est une bonne question. Disons que ce qu’il y avait d’intéressant avec Noir et Blanc, c’est qu’au final, c’était un épisode qui intéressait aussi bien les nouveaux fans conquis que les anciens, qui étaient déjà convaincus. Il avait ce charme-là, c’est vrai. Maintenant, quant à savoir si on va réitérer l’expérience, ça va dépendre du timing. On doit aussi se demander si c’est judicieux. On va voir si ça s’y prête.
Pour revenir à la création des Pokémon, d’un point de vue assez pragmatique, comment on crée un Pokémon ?
Ce qu’on peut déjà dire, c’est qu’on est plus d’une dizaine à réfléchir à des nouveaux Pokémon. Maintenant, il y a différentes façons de les concevoir. Il y a ceux qui viennent d’une idée de concept, où on va se dire “bon, je voudrais un Pokémon de tel type, et je voudrais un Pokémon qui ressemble plutôt à tel animal“. Là, on part d’une phrase ou d’une formule.
On a aussi une autre façon de décider, plus graphique. On a des graphistes qui arrivent et qui nous disent “voilà, j’aimerais bien faire un Pokémon plutôt dans cette ambiance-là”. Du coup, on l’imagine mais d’un point de vue visuel. Ce qui est très important, c’est de réussir à lui donner vie, comprendre qu’il faut lui donner une histoire, un concept, un genre de vie, trouver ce qu’il mange, imaginer l’endroit où il vit. Ceux pour lesquels on n’arrive pas à donner de réponses ne seront pas retenus. De même pour ceux dont on trouve l’intérêt plutôt limité.
Quand il n’en reste plus que quelques-uns, on se base sur le graphisme : on réunit nos quatre ou cinq graphistes et, à partir de ceux qui sont restés, on va prendre les plus attractifs.
Vous en mettez beaucoup de côté par volet ?
C’est difficile à dire mais je crois pouvoir résumer en disant qu’aujourd’hui, les Pokémon qu’on ne retient pas sont de moins en moins nombreux. À l’époque, quand on avait le choix, environ la moitié n’était pas sélectionnée. Là, il y en a de moins en moins. La raison, à mon avis, c’est que les graphistes qui rentrent chez nous sont habitués, ils ont déjà la culture Pokémon, sont doués et trouvent de bonnes idées rapidement.
Comment appréhendez-vous des phénomènes concurrents comme le récent Yo-kai Watch ?
On va, nous aussi, analyser comment ils sont parvenus à un tel exploit et de quelle manière ils vont réussir à élever leur propres personnages pour conserver leur succès. On essaye d’analyser cela pour trouver des idées et s’améliorer. On fait partie du même univers, donc plutôt que de créer des inimitiés, on préfère évoluer ensemble.
Pour finir, quel est votre Pokémon préféré ?
Psykwakwak. [Rires.]
D’accord [rires]. Merci beaucoup.
Merci à vous.
Entretien réalisé avec Charles Carrot.