Le documentaire Un jour peut-être, une autre histoire du rap français est enfin disponible en ligne et en intégralité. A cette occasion, retour sur notre rencontre avec les papas du projet, Romain Quirot et Antoine Jaunin, respectivement réalisateur et journaliste.
Après une apparition en catimini en France au début des années 1980 par le biais des jingles radio ou via la réappropriation du style par des artistes de variété – Annie Cordy notamment, selon le sociologue Karim Hammou – le rap français accède à la notoriété à partir de 1991 : les MCs signent, Solaar sort “Bouge de là”, un des premiers tubes francophones du genre. Néanmoins, toujours selon le chercheur au CNRS, c’est véritablement en 1998 que le mouvement change de visage.
Le 12 juillet de cette année-là, un jeune homme issu de l’immigration brille en finale de la Coupe du monde. La machine médiatique est lancée et les annonceurs rêvent de toucher cette France “Black-Blanc-Beur” entrevue lors des célébrations sur les Champs-Élysées le soir de la victoire. Skyrock devient un média de référence parmi les 18-25 ans, celui qui fera du rap la machine mainstream que l’on connaît, et qui inscrira son image “racailleuse” et “revendicatrice” dans le marbre.
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Jamais dans la tendance, toujours dans une autre direction
Mais l’histoire n’est pas si simple. Fin des années 90, une scène assoiffée de rimes et d’innovations se pose comme une alternative à cette alliance du “boom-bap” et des lyrics hardcore.
Parmi eux, James Delleck, Tekilatex et TTC, La Caution, Cyanure, Le Jouage, Fuzati, Gérard Baste et les Svinkels ou encore Grems. Une génération qui dessine, encore aujourd’hui, les contours d’une autre réalité du genre ou, pour citer Antoine Jaunin, “d’un autre des visages du rap français”.
C’est cette réalité métissée que le réalisateur Romain Quirot, accompagné du journaliste Antoine Jaunin et de François Recordier, a voulu retranscrire dans le documentaire Un jour peut-être, une autre histoire du rap français. Un projet débuté en 2011 que Romain présente :
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“En tant que réalisateur, j’ai toujours été assez fasciné par Werner Herzog mais aussi par Martin Scorsese qui a cette culture du documentaire et qui a pris la musique comme sujet de prédilection. Je me suis donc dit que je voulais faire un docu sur la musique. J’entrevoyais une piste intéressante avec ce mouvement que personne n’avait réellement documenté, que j’avais apprécié, sans être non plus un gros fan de rap”.
“C’est dommage que cette réalité soit occultée, que la lumière ne soit pas mise sur ce type de rap. Ce documentaire ne s’adresse pas vraiment aux fans mais plutôt à ceux qui ne connaissent que peu le genre et qui ont une image caricaturale du rap français […].
Aux États-Unis on ne se pose pas la question de savoir si la musique de Kanye West est assez “street” ou “rap”. Cette barrière imaginaire existe toujours dans le rap français et ici tu peux trouver de ce côté militant, parce que justement cette barrière on l’a mise au défi dans le documentaire”.
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Et si cette scène est effectivement à la marge, reste à savoir ce que les artistes ont de révolutionnaire. Mais aussi en commun.
Stylo, sampleur et Utopie
“Chez ces artistes là, on a ressenti une vraie différence dans la recherche musicale, que ce soit dans les thèmes, les paroles ou les références […]. En fait, après ses débuts, le rap français s’est cloisonné pour différentes raisons, et ces mecs ont eu un rejet vis-à-vis de ce qui se faisait à l’époque. Et ils sont effectivement allés très loin”.
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“Entrez dans l’Antre de la folie“
Cette scène s’est marginalisée de manière artistique avec un faible pour l’expérimentation (les échos obsédants de l’album Buffet des Anciens Élèves ou de Cadavre Exquis, les mixtapes L’Antre de la Folie ou Un jour peut-être en sont autant d’exemple), aux confins de ce qu’était le rap français de l’époque : quelque chose de socialement marquée et de parfois récalcitrant à l’ouverture.
À savoir aussi que cette “bande de mecs sympas” venait, pour certains, de quartiers peu connus à l’époque pour leur production hip-hop : Versailles ou le 12ème arrondissement.
Pour Antoine Jaunin, cette scène est allée au-delà de ses origines :
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“Quelqu’un comme James Delleck représente cette tension : il venait du hip-hop très classique et à un moment il s’est senti à l’étroit et a désiré apporter quelque chose de nouveau”.
Les grands moments, les grandes figures
Plutôt que de jouer la carte de l’exhaustivité – comme souvent dans les documentaires sur les “mouvements” – c’est une approche plus scénarisée qu’ont convoqué les trois têtes pensantes du projet :
Romain Quirot | Ce qui était intéressant, c’était de raconter une histoire et pas vraiment un reportage classique sur le rap. D’où la nécessité de trouver des figures “saillantes” du mouvement, de convoquer des moments clés…
Antoine Jaunin | Et de ne pas avoir de voix off, de laisser les rappeurs s’exprimer et de nous mettre en retrait.
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L’inévitable “Thé à la Menthe” de La Caution extrait de l’album “Peines de Maures / Arc en ciel pour Daltoniens”
Cette grande histoire commence par les premières mixtapes regroupant cette scène bouillonnante : la bien nommée Un jour peut-être. Le titre du documentaire est d’ailleurs un hommage à cette “tape” de 1999 parue sur Kerozen, le label de La Caution.
On trouve aussi L’antre de la Folie, l’album du collectif L’armée des 12 ou plus récemment les deux opus du Klub des 7 sur lesquels on retrouve les figures clés de ce renouveau. Romain Quirot :
“Dans toute cette histoire il y a vraiment des personnages comme Teki Latex, le rappeur masqué Fuzati, Baste ou Delleck. C’est vraiment cette démarche qui nous a guidés pendant ces trois années de travail : choisir et fixer des personnages pour le récit”.
Une autre histoire du rap français en vie
Dans toute cette histoire réjouissante se pose la question de la postérité et de la vitalité de ce mouvement engagé il y a plus de 15 ans. D’autant plus pour un mouvement qui a été rapidement décimé par les guerres d’égos et qui est resté underground.
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Photo de famille tardive : Le Klub des 7 – “L’école est finie” (Extrait de l’album “La Classe de Musique” 2009)
Comme l’écrivait l’historien Michel De Certeau dans son célèbre texte “La Beauté du Mort”, c’est quand un mouvement culturel est en passe de rendre l’âme que les analystes se massent pour l’étudier.
Une idée que les réalisateurs réfutent en avançant le constat d’un héritage musical transmis à la nouvelle génération, présent à l’image mais qui ne témoigne pas, de Bon Gamin à L’Entourage en passant par Set&Match, ou A2H.
R | On peut presque dire qu’on a été le témoin de l’émergence de cette nouvelle scène parce qu’on a vu les acteurs qu’on interviewait s’enthousiasmer pour une nouvelle génération d’artistes.
A | Néanmoins, je ne pense pas que cet héritage soit mobilisé par tous mais qu’il est plutôt inconscient parce que ces rappeurs ont ouvert des portes. Après les passerelles existent, l’exemple de Triptik qui organisait la Can I Kick It [concert itinérant regroupant les membres de Triptik, d’autres illustres figures du rap français et la nouvelle génération, plus particulièrement L’Entourage, NDLR] le prouve bien…
Article publié le 23 janvier 2014, mis à jour le 28 avril 2016