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Et si le “grand remplacement robotique” n’existait pas ? Et si, contrairement aux études anxiogènes qui s’empilent dans notre actualité et qui prédisent la disparition, plus ou moins générale, du travail humain au profit de l’intelligence artificielle, nous nous dirigions au contraire vers un monde où des millions d’humains précarisés travailleraient quotidiennement à imiter les robots, en attendant un basculement qui ne viendra jamais ?
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Cette thèse provocatrice est au centre d’un essai, En attendant les robots, du sociologue Antonio Casilli et paru le 3 janvier dernier chez Seuil. Une thèse centrale brillamment défendue tout au long de l’ouvrage, qui ne laisse d’autre choix que de remettre en perspective l’ensemble de nos comportements virtuels et de se poser une question désagréable : les grandes plateformes du Web nous ont-elles tous enrôlés, à différents degrés, dans une croisade vers l’IA dont nous ne verrons jamais le bout ?
Pour Antonio Casilli, le digital labor – ce “travail digital”, que nous effectuons du bout du doigt —, revêt différentes formes mais nous concerne désormais tous. Chaque contenu partagé sur Instagram, YouTube ou Twitter crée de la valeur, captée par ces plateformes sans rémunération pour les producteurs. Nos données personnelles sont le pétrole qui fait tourner les géants de la Silicon Valley. Chaque notation, chaque avis bénévole contribue à améliorer les services de ces oligopoles. À l’heure des réseaux sociaux, nous sommes simultanément producteurs, consommateurs et matière première.
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Pendant que nous travaillons gratuitement, en Occident comme dans les pays du Sud, des millions de “micro-tâcherons” – le concept est de l’auteur – louent leurs services pour cliquer, étiqueter, labelliser ou modérer contre quelques centimes. L’humain entraîne le robot censé imiter l’humain, assène Casilli. En attendant l’arrivée des robots, explique l’auteur, le marché du travail se fragmente, s’externalise et se précarise.
Du chauffeur Uber au travailleur spécialisé en free-lance, une génération entière succombe aux sirènes du précariat, qui brouille les pistes entre vie professionnelle et personnelle, pare le travail d’une sémantique ludique et envisage de refermer rapidement la parenthèse historique du salariat. Et contrairement aux luttes de l’ère industrielle, prévient-il, le prolétariat du clic ne s’organisera pas contre l’exploitation, car il est convaincu qu’il sera bientôt remplacé pour de bon par les machines qu’il contribue à former. En attendant, nous avons posé quelques questions à Antonio Casilli.
Dans En attendant les robots, vous attaquez (et démolissez) plusieurs dogmes de l’automation et de l’intelligence artificielle. Le premier d’entre eux est celui, anxiogène, du “grand remplacement robotique”, qui prédit régulièrement que les machines intelligentes se substitueront aux humains.
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Le travail est quelque chose dont on ne peut pas se débarrasser. La fameuse étude d’Oxford qui prédisait en 2013 qu’à l’horizon 2030, les robots auraient remplacé 47 % des emplois, est soumise à plusieurs problèmes méthodologiques. Pour les plus jeunes, le travail sera au contraire de plus en plus présent, envahissant, indifférenciable de leur activité de consommation, voire de jeu. D’autre part, ce sera un travail beaucoup moins garanti, moins encadré, moins protégé que celui des générations précédentes, et en même temps plus subordonné.
Votre thèse la plus radicale est celle que “l’intelligence artificielle” n’existe tout simplement pas.
Elle n’existe pas : elle n’est qu’une simple vue de l’esprit qui ne pourra jamais avoir un fondement concret. Malgré une grande disponibilité de données, on n’arrive pas à produire de l’intelligence artificielle dite “générale”, ou AGI. Par ailleurs, les conditions du marché actuel font en sorte que l’on ne tente même pas de la produire… On se limite à faire, avec une insistance obsessionnelle, de l’IA “faible” qui se manifeste à travers des produits de consommation comme les assistants vocaux. D’une part, ces IA ne sont pas si “intelligentes” que ça, et d’autre part elles ne sont pas si artificielles. Elles sont largement faites à la main, voire au doigt, par des masses énormes de personnes mises au travail pour les dresser, les corriger, et parfois pour les simuler.
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Ces personnes sont des micro-travailleurs, des ouvriers des plateformes numériques rémunérés quelques centimes pour réaliser des micro-tâches : labelliser des images, trier des morceaux de musique, retranscrire des plaques d’immatriculation… Par ailleurs, ces activités ressemblent à s’y tromper à celles que chacun d’entre nous effectue sur les médias sociaux. À ces micro-travailleurs s’ajoute donc une masse encore plus importante de gens qui n’est même pas rémunérée. C’est vous, c’est moi, c’est nous tous. Lorsque nous utilisons ces plateformes, nous contribuons à leur hégémonie : nos contenus, commentaires et données personnelles enrichissent leurs algorithmes.
Selon vous, le mythe de la “ferme à clics” en Thaïlande est également faux, car le micro-travail est partout.
Des tâcherons du clic, nous en avons dans nos quartiers, dans nos villes, en bas de chez nous. Parfois ils font de l’entraînement d’IA, d’autres fois ils “likent” ou partagent des contenus, ils écrivent des commentaires, le tout contre une faible rémunération… La même condition de vie se retrouve autant dans les pays en voie de développement que dans les pays du Nord.
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Ce nouveau type de travail qui ne dit pas son nom et que vous tentez de définir précisément dans votre livre, vous le nommez digital labor. Et plutôt que de nous libérer du travail, vous expliquez qu’il nous dirige vers “l’hyperemploi”.
En termes de charge de travail, le digital labor impose une sorte de seconde journée. L’envoi de mail à n’importe quel moment oblige à une production en textes, ouvre à une possibilité de sollicitation en continu. On a remplacé la situation du siècle passé, celle des “3-8” – huit heures de sommeil, huit heures de travail, huit heures de vie personnelle — par une production de valeur 24 heures sur 24 dans un contexte de travail à la fois formel et informel.
Un nombre croissant de personnes est confronté à une routine faite d’une journée passée au bureau, en travaillant pour un emploi formel, puis le soir, rentrer chez soi et produire de la donnée et de la valeur pendant des heures sur Facebook.
En conséquence, vous décrivez “un sentiment de submersion”. C’est le fameux “je suis sous l’eau” que les jeunes travailleurs utilisent pour décrire le sentiment de ne jamais voir la fin du travail…
Dans le digital labor, tout doit devenir une excuse à produire. Si on regarde les livreurs et les chauffeurs Uber, il y a constamment de la part des plateformes la sollicitation d’un aspect existentiel, voire sentimental. Il faudrait s’investir dans une activité non pas définie comme du travail mais comme du partage ! C’est une des ruses rhétoriques employées par les plateformes pour mieux gouverner le travail : produire un vocabulaire qui désamorce des résistances des travailleurs et les rend plus malléables.
Dans le monde des plateformes, on n’a plus de contrat mais un “accord”, on ne reçoit plus de salaire mais une “récompense”, et les employés entrent en compétition.
Oui, et parallèlement il y a une mise en compétition avec l’introduction de scores. Le digital labor pousse à l’extrême des logiques ludiques et des éléments de compétition, qui étaient à vrai dire déjà présents dans l’emploi classique. Les chauffeurs Uber peuvent regarder s’ils ont accepté plus de courses que les autres, par exemple. Ça crée un effet de quantified self, presque sportif, comme avec un bracelet connecté.
Il y a une superposition presque totale entre activités travaillées et ludiques. Certains proposent d’appeler ces activités du “playbor”, mais à mon sens cette appellation cache une autre réalité : celle d’une surexploitation, d’un rythme encore plus chargé car on n’a pas l’impression de travailler. Pourtant, nous nous prolétarisons chaque fois que nos données circulent sans rémunération en échange.
La France, autoproclamée “start-up nation”, semble vouloir imposer cette vision du travail comme seul futur possible.
La France est arrivée en retard et conjugue cette grammaire de la start-up pour se rattraper. Selon la doxa actuelle, l’on doit être “entrepreneur de soi”. La start-up doit être complétée par l’État-plateforme. La République n’est qu’une plaque tournante pour les projets entrepreneuriaux des citoyens, stimulés non pas à reconnaître leur statut de travailleurs mais à s’identifier aux entrepreneurs à succès. Cette sémantique du capitalisme des plateformes empêche les travailleurs de développer leur subjectivité d’hommes et femmes au travail. À l’inverse, ils identifient leur intérêt, leur destinée, à ceux d’une classe patronale.
Une classe patronale particulière, que vous nommez “vectorialiste”.
Avec la notion de “classe vectorialiste”, que j’emprunte à l’Australien McKenzie Wark, je veux souligner la continuité des logiques d’accumulation du capital – sous forme de capital immatériel et informationnel – et de celles de concentration économique, avec l’émergence de plateformes oligopolistiques qui agrègent la valeur produite par les utilisateurs et les enferment dans une situation dans laquelle ils ne peuvent que travailler.
Ces nouveaux capitalistes ressemblent à la grande industrie fordiste, mais reprennent aussi le pire de l’enfermement féodal. Au lieu d’ancrer leurs utilisateurs à la terre, comme les serfs au Moyen Âge, ils les ancrent à une plateforme. C’est ce qui explique la difficulté de la migration de nos données…
De la même manière, quelle différence y a-t-il entre ce “prolétariat du clic” et celui de l’ère industrielle ?
Au XXe siècle, on a assisté à l’émergence d’une subjectivité ouvrière. Les travailleurs reconnaissaient appartenir à une classe qui menait des luttes. Aujourd’hui, l’atomisation des personnes mises au travail sur les plateformes les pousse à mettre entre parenthèses leur identité de travailleurs, et à ne pas reconnaître que les autres font le même travail qu’eux. Le chauffeur Uber et le freelancer ont du mal à se fédérer pour mener une lutte commune.
L’utilisateur lambda de YouTube a du mal à reconnaître que sa condition ressemble à celle des micro-tâcherons d’Amazon Mechanical Turk. Cette classe ne peut pas émerger, car les travailleurs sont constamment mis face à la menace de l’automation complète qui va les décimer. Quel est l’intérêt de revendiquer quoi que ce soit, puisque de toute manière votre emploi va bientôt disparaître ?
Pour poursuivre sur cet axe, qui est selon vous la petite bourgeoisie du numérique ? Les grands créateurs de contenu ?
Oui, eux ils sont la vraie classe transitoire. Le marché du numérique se polarise, avec quelques rares créateurs qui arrivent à gagner vraiment beaucoup d’argent, alors que la majorité n’y parvient pas. C’est ce qu’on appelle l’économie du tournoi : un seul champion, et une masse de losers. L’idée, c’est de présenter des champions, comme un youtubeur à succès ou un freelancer qui gagne bien sa vie, pour mieux cacher la presque totalité des autres utilisateurs en situation de précarité extrême.
Dans la dernière partie de votre livre, vous explorez les solutions pour sortir de ce “système d’exploitation”. Quelles sont-elles ?
Il existe trois pistes pour tendre vers la reconnaissance du travail digital : la syndicalisation, la “coopérativisation” et ce que j’appelle la “commonisation” – la reconnaissance des “communs” de données et d’information auquel nous contribuons tous, aujourd’hui appropriés par des plateformes prédatrices.
Ces trois pistes peuvent coexister. Les chauffeurs Uber ont notamment besoin de l’encadrement salarial, et c’est en train de s’imposer [le 16 janvier, la cour d’appel de Paris reconnaissait que le lien de subordination entre la plateforme et ses chauffeurs était bien un “contrat de travail”, ndlr]. Nous assistons également à une prolifération de coordinations de base, sur le modèle des data unions [des syndicats des travailleurs des données, qui existent notamment aux Pays-Bas, ndlr].
L’alternative éthique aux plateformes capitalistes, ce sont les plateformes coopératives, qui revitalisent la tradition mutualiste du XIXe siècle. En établissant une propriété collective, on désamorce l’un des risques principaux du capitalisme en garantissant aux usagers le contrôle sur les algorithmes et sur la valeur produite.
Il y a un parallèle intéressant avec les combats autour de l’eau et des ressources naturelles en général : il y a une continuité entre leur exploitation (notamment le lithium de nos batteries) et l’exploitation des données. Des luttes communes peuvent alors être mises en place pour réfléchir à une forme de gouvernance commune sur ces ressources, naturelles et numériques, qui relèvent toutes deux de l’existence humaine.