Quel feutre utiliser pour colorier la peau de sa maman ou de son papa ? Tous les enfants ont un jour connu le casse-tête de la “couleur chair”.
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Complexe et pas vraiment définissable, complètement différente d’un individu à un autre, la couleur de la peau, aussi appelée “couleur chair”, existe pourtant aussi bien dans notre langage que dans les objets colorés du quotidien.
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Rose chair
Définir la couleur de la peau est indispensable quand on doit la représenter en peinture. En français, “chair” et “peau” sont deux couleurs apparentées au rose. La linguiste Annie Mollard-Desfour nous dit dans son Dictionnaire des mots et expressions de couleurs dédié au rose que “chair” fait référence “aux nuances variant du blanc cassé, beige clair rosé au rose pâle de la chair humaine dite ‘blanche’, considérée dans sa partie externe, superficielle”.
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Si la couleur de la chair est communément admise comme étant rose, c’est que l’Occident a construit son langage et ses symboles autour des individus à peau blanche dont la couleur peut d’une certaine manière apparaître rosée. L’artiste suisse Nici Jost, qui réalise un nuancier de roses depuis 2016, appelle “White Pink” la couleur de la peau des Blancs :
“La peau blanche n’est certainement pas blanche. Elle a beaucoup de nuances et peut être plus précisément décrite comme rose, pêche ou saumon.”
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De la couleur chair à la couleur pêche
Dès sa fondation en 1903, l’entreprise de crayons de cire Crayola propose dans sa gamme un crayon de couleur “flesh tint” (teinte chair), qui deviendra juste “flesh” (chair) en 1949. Entre le beige et le rose, cette couleur est censée permettre aux enfants de colorier la peau de leurs bonshommes (qui sont Blancs, évidemment).
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C’est en 1962 qu’elle cesse définitivement de s’appeler “flesh” pour devenir alors la couleur “peach” (pêche) que nous trouvons encore aujourd’hui dans les paquets de feutres de Crayola, mais aussi d’autres marques.
Une légende urbaine veut que Crayola ait changé le nom de cette couleur sous la pression du mouvement des droits civiques de Washington qui lutte contre la ségrégation raciale. Mais pour Ed Welter, historien des crayons, la raison ne peut être celle-ci :
“Le mouvement des droits civils ne s’était même pas assez organisé pour marcher sur Washington en 1962.”
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Les crayons Crayola sont-ils racistes ?
En 1992, Crayola lance une nouvelle gamme de feutres dite “Multicultural” qui, selon la marque, réunit “les teintes de peau du monde” et se veut être une démarche antiraciste en réponse “aux retours de consommateurs et d’éducateurs“. Elle est censée permettre aux enfants non-blancs de pouvoir représenter leur famille et eux-mêmes avec différentes teintes de peau (du noir, du sépia, etc.), et non plus avec la seule couleur “pêche”.
Sauf que comme le fait remarquer Iris Estrada, une militante américaine d’origine mexicaine, sur le site Latino Rebels, associer couleur de peau et multiculturalité rejoint des théories racistes :
“Dire que la boîte de Crayola pleine de crayons de différentes couleurs ‘peau’ fait que votre produit multiculturel signifie que vous définissez la culture comme rien de plus que la couleur de la peau, rien de plus que la couleur.”
Une infinité de couleurs “chair”
Plutôt que de lutter contre le racisme, Crayola cloisonne les couleurs de peaux en six catégories, soit à peine deux de plus que les premières classifications racistes, excluant ainsi la grande majorité des individus.
En 1684, avec son texte Nouvelle division de la Terre par les différentes espèces ou races d’hommes qui l’habitent, le philosophe François Bernier est le premier à employer le terme de race et à diviser l’humanité en quatre groupes selon la couleur de la peau. Il suffit pourtant de jeter un œil à l’œuvre de l’artiste brésilienne Angélica Dass, Humanae, pour voir comme la couleur de la peau ne saurait se résumer à une ou même six couleurs. Dans son projet, l’artiste collecte depuis 2012 des portraits de nombreux individus afin de former une mosaïque présentant les différentes carnations humaines possibles. En prélevant un carré de couleur significatif de la carnation, elle recherche ensuite le code PANTONE© correspondant et colore le fond des portraits de cette couleur et révèle ainsi toute la diversité des pigmentations de la peau humaine.
Mode et maquillage : la tendance “nude”
Que ce soit la couleur des pansements, des soutiens-gorge ou même du maquillage, tout produit qui a vocation à disparaître quand il s’applique sur la peau pose cette question de la couleur de la peau.
Dans le monde de la mode, le terme “nude” remplace la couleur chair mais ne répond pas à la question pour autant : une robe “nude” est-elle de la même couleur pour une femme blanche que pour une femme noire ? Évidemment, non. Pourtant le “nude” ne concerne vestimentairement que les Blanches, alors qu’il suffirait d’intégrer des couleurs comme caramel ou chocolat dans cette tendance, pour être plus inclusif.
Le même problème se pose avec le maquillage : comment réaliser un make-up “nude” sur une femme à la peau foncée alors que le choix des produits “couleur chair” se restreint souvent à quelques teintes claires ?
Problème résolu avec la gamme Fenty Beauty lancée le 8 septembre dernier par Rihanna, et qui propose 40 tons de fond de teint, des plus clairs au plus foncés.
Le blanc-neutre : l’exemple des “racemojis”
Mais décliner un fond de teint pour les peaux foncées n’est pourtant pas une solution miracle. Si on peut créer des produits spécifiques pour les Noirs (comme la gamme de lingerie Nubian Skin), le neutre et le général concernent toujours les Blancs.
Les “racemojis” sont un bon exemple de ce “blanc neutre”. À partir de 2015, Apple, Android et des applications comme WhatsApp déclinent leurs émoticônes représentant de la peau (des visages ou des mains) en six couleurs : le jaune initial, et cinq tons basés sur les classifications dermatologiques des pigmentations cutanées.
La démarche prône la diversité, et pourtant, si les personnes racisées emploient ces émoticônes, les personnes blanches continuent d’utiliser les émoticônes jaune citron. Le journaliste Andrew McGill, qui s’est penché sur le sujet aux États-Unis, explique dans The Atlantic :
“Lorsque les personnes blanches refusent les racemoji en faveur du jaune “par défaut”, ces symboles deviennent encore plus étroitement associés à la blancheur – et la notion que le blanc est la seule couleur sans race.”
Continuer à diversifier les couleurs des produits relatifs à la peau, ou nier le concept même de “couleur de peau” et tomber dans la dérive de “color blinding”, les deux solutions renvoient systématiquement aux rapports de race. Mais si toutes les femmes arrivent à se retrouver ensemble, aussi différentes puissent-elles être, autour d’un même produit de beauté, prônons donc la diversité et encourageons ces initiatives.