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À Skid Row, les tentes et campements de sans-abri tapissent les murs et les trottoirs alors que les patrouilles de police fourmillent à chaque coin de rue. Ce quartier de Los Angeles semble concentrer tous les maux des États-Unis : la pauvreté, la délinquance, le trafic de drogues, l’addiction. L’écrivain Charles Bukowski, un habitué du coin, le décrivait ainsi dans un documentaire de 1990 : “Skid Row est un lieu où les gens sont mutilés, presque morts, créatures rampantes et délaissées.”
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Pourtant, la réalisatrice Alina Skrzeszewska ne laisse pas la violence prendre toute la place dans Game Girls, son troisième documentaire. Son film raconte une histoire d’amour : celle de Teri Rogers et Tiahna Vince, alors qu’elles essaient de dépasser leurs différences de caractère et l’environnement dans lequel elles évoluent.
Game Girls prend la forme d’une boucle, il s’ouvre et se referme sur la sortie de prison de chacune des protagonistes, d’abord Tiahna, puis Teri. Entre temps, le spectateur découvre le quotidien des deux amoureuses dans ce monde hostile et décadent. Mais plutôt que d’exacerber la précarité qui règne dans la zone, la réalisatrice en fait ressortir toute la vie et la chaleur humaine.
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Le ton devient même comique par moments, par exemple au cours d’une scène où Teri se confie à une amie. Pendant que celle-ci lui tresse les cheveux, Teri parle de ses chagrins et ses problèmes d’amour. L’autre, sans vraiment donner de conseil, répond en parlant de ses propres problèmes d’amour. Ainsi se superposent deux récits qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre mais qui, pourtant, semblent réconforter chaque partie.
Mais le documentaire va plus loin. La caméra d’Alina Skrzeszewska ne s’arrête jamais de tourner, donnant l’impression au spectateur d’avoir accès au moindre détail de la vie des personnages. Et pour tout moment de tendresse entre les deux amoureuses, il y a un moment de tension, un accrochage, une dispute. La réalisatrice va jusqu’à montrer une scène de violence conjugale entre Teri et Tiahna.
De passage à Paris pour la première de Game Girls, la réalisatrice Alina Skrzeszewska nous a raconté comment ce projet a pris forme, de sa genèse, il y a plus de six ans, à sa sortie, mercredi dernier.
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Konbini | Bonjour Alina ! Pourrais-tu décrire Skid Row ?
Alina Skrzeszewska | Oui. Skid Row concentre énormément de sans-abri dans un même quartier. La zone est très lourdement surveillée par la police, c’est donc presque une zone militarisée. Mais le plus intéressant, c’est que Skid Row est aussi une communauté qui a vécu beaucoup de changements ces dernières années. Plus récemment, c’est devenu un lieu de militantisme.
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Aujourd’hui, il y a des intérêts financiers très importants dans cette zone. Skid Row se trouve entre deux quartiers qui rapportent beaucoup d’argent, et il faut le traverser pour passer d’un quartier à l’autre. Alors bien sûr, [les investisseurs] veulent s’en débarrasser. Il y a un mouvement fort pour préserver le quartier.
Game Girls propose un regard nouveau sur un quartier connu pour sa pauvreté et sa criminalité. Quels sont les éléments que vous vouliez mettre en lumière dans ce film ?
C’est un lieu complexe dans lequel coexistent toutes sortes de personnes. Ce qui était important dans le film, c’était de montrer une relation parce que, souvent, quand on parle de Skid Row, on s’imagine des individus drogués, qui n’ont pas de relations humaines directes. Mais ça n’était pas le cas des personnes que j’ai rencontrées. Les gens avaient des relations fortes dans leurs vies et c’est ce qui les animait. Je voulais montrer une interaction pleine d’amour entre des gens.
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Quel a été votre premier contact avec Skid Row ?
Adolescente, j’ai passé un an dans le sud de Los Angeles et je lisais Charles Bukowski qui parlait beaucoup de Skid Row, et d’endroits similaires à travers le pays. Ça m’a fascinée. La première fois que je suis allée là-bas, c’était vraiment une expérience extraordinaire, une sorte de vision choquante.
En 2006, j’ai appris que les gens vivaient dans de vieux hôtels. C’était le loyer le moins cher que tu puisses trouver à Los Angeles. Alors j’ai déménagé là-bas et j’ai appris davantage sur le quartier.
Est-ce que votre vision du lieu a changé après tout ce temps ?
C’est difficile de répondre à cette question. Parce que Skid Row a beaucoup changé, mais en même temps, c’est resté le même endroit. Ma relation avec le lieu s’est développée et maintenant ma perception est plus complexe.
C’est comme si tous les jours tu avais un million de moments où tu découvres quelque chose. C’est tellement un endroit riche et compliqué, tu y trouves des personnes très complexes. Tu es constamment en train d’apprendre quelque chose de nouveau sur cet endroit.
C’est un endroit violent, c’est un endroit sale, tout ça est vrai. Mais il y a des gens merveilleux ! Des gens qui ont vécu des expériences très intenses et qui ont quelque chose à partager.
Vous avez commencé le film en menant des ateliers avec des femmes du quartier. Pouvez-vous m’en dire davantage ?
L’idée vient du documentaire précédent que j’avais tourné dans le même quartier. J’avais eu des conversations avec mes voisins, et ce n’étaient quasiment que des hommes. Dans ces hôtels, il n’y a presque pas de femmes. Alors, j’ai voulu faire un film sur des femmes.
J’ai mis quelque temps à concrétiser l’idée parce que je ne voulais pas que ce soit juste de l’observation. Il y avait un réel danger à dépeindre les femmes comme des victimes, c’est assez commun dans les histoires qui parlent de pauvreté, et je voulais rester à l’écart de ça. Moi je voulais montrer la complexité de chaque individu.
Je voulais que ce soit un processus collaboratif avec des femmes qui fassent le film. J’ai découvert la “thérapie par le théâtre” et j’ai trouvé une thérapeute, Emma Savage, qui a accepté de mener les ateliers. On les a annoncés dans le quartier et c’était clair depuis le départ que nous allions filmer les ateliers.
Je savais qu’une grande partie des vidéos des ateliers ne termineraient pas dans le film, mais je voulais créer un environnement dans lequel la caméra fasse partie de la scène et de ce processus thérapeutique.
Vous avez décidé de centrer votre film sur un couple. Parmi toutes les femmes que vous avez rencontrées, pourquoi choisir Teri et Tiahna ?
Teri était là depuis le premier jour. Il y avait 25 ou 30 femmes ce jour-là. Elle était hyper excitée. À l’époque, Tiahna et elle n’étaient pas ensemble. Tiahna ne venait pas encore aux ateliers mais je l’avais rencontrée dans la rue.
Quand elles ont commencé à sortir ensemble, leur relation est devenue la protagoniste du film.
Teri est réellement la force motrice derrière tout ça. Elle m’appelait, m’invitait à faire des choses, m’emmenait avec elle dans ses aventures. Pour elle, c’était clair qu’elle voulait s’habituer à la caméra. Elle voulait créer quelque chose. Elle s’est complètement engagée dans le projet. Elle était presque comme une évangéliste de rue pour Game Girls. Elle le racontait à tout le monde.
Mais le but de toute l’histoire était de rapprocher les gens. Game Girls c’est une histoire sur “nous”, une histoire dans laquelle tout le monde est censé pouvoir s’identifier, c’est pour ça que je voulais une histoire d’amour.
Votre film dresse un portrait très intime de leur relation. Est-ce que vous aviez fixé des limites quant à ce que vous pouviez filmer ou non ? En particulier, la scène où Teri et Tiahna se disputent et se battent. Est-ce que, en montant le film, vous avez pensé à couper cette scène ?
Kelly, la productrice US, et moi voulions filmer une scène où elles vont à Las Vegas pour s’amuser, s’échapper et se détendre. Mais ce n’est pas du tout ce qu’il s’est passé.
Déjà quand on conduisait vers Las Vegas, elles se sont disputées dans la voiture. On est arrivées à l’appartement et la dispute continuait. Il faut que vous imaginiez que cette dispute a duré des heures. Kelly et moi cherchions une solution. Qu’est-ce qu’on fait ? On ne pouvait pas appeler la police parce qu’elles se seraient fait arrêter toutes les deux, pour plusieurs raisons. Les voisins avaient tous fermé leurs portes. Tout le monde nous entendait mais personne ne savait ce qu’il se passait. [Kelly] et moi ne voulions pas partir parce qu’il nous semblait plus dangereux de les laisser.
Je crois que la décision de filmer est venue de l’idée que peut-être elles arrêteraient si on filmait. On s’est dit qu’elles ne voudraient pas montrer une situation de violence conjugale. Au contraire, ça ne les a pas du tout arrêtées. Kelly m’a dit par la suite que je filmais et je pleurais en même temps, mais je ne m’en souvenais pas. Finalement, ça s’est éteint progressivement. C’était très dur de faire ça.
Après, la question était : “Allons-nous garder la dispute dans le film ?” Tiahna m’a convaincue de la garder. Elle disait que c’était très important que ce soit là parce que c’était la réalité et que ça n’avait aucun sens d’essayer de la cacher.
Je crois qu’elle a raison. C’est difficile, mais c’est important de faire face à cette réalité et de comprendre que la violence peut s’infiltrer dans l’intimité de nos relations.
On avait aussi du feedback des femmes à l’atelier. Personne n’a pensé qu’on devait enlever la scène.
Quelles sont les premières réactions du public à votre film ?
Les réactions sont extrêmement différentes selon les publics, parce que c’est un film très ouvert. Il ne vous dit pas vraiment quoi penser. Il vous montre une situation et vous fait vivre une expérience émotionnelle forte.
Par exemple, les gens de Skid Row ou ceux qui sont plus familiers avec cette culture s’amusent beaucoup en regardant le film. Ils retiennent davantage le côté comédie.
Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est plus de la consternation, de la peur même.
Ça dépend de votre vision du monde !
À quoi ressemble votre relation avec Teri et Tiahna maintenant que vous avez fini de tourner et que le film est sorti ?
Évidemment, on passe moins de temps ensemble que quand on tournait, mais oui, nous sommes encore très proches. Teri est la plus active de tous dans la promotion du film. Elle termine sa probation et effectue un séjour dans un centre de désintoxication jusqu’en décembre.
Tiahna et Teri ne sont plus ensemble actuellement mais elles sont restées en bons termes. Elles s’entendent bien, c’est agréable.