Mardi 2 juillet, le Bataclan. L’arrivée d’Odd Future est à leur image. Un lâcher prise permanent, un kidnapping musical aux allure de sales gosses venus squatter en masse les toboggans d’un parc bondé. Tyler the Creator, Mike G, Domo Genesis, Left Brain, Hodgy Beats, Jasper, Taco. Ils sont tous présents à l’exception d’Earl Sweatshirt qui nous manquera (un peu). Le public est en surchauffe. Les nuques s’actionnent, les joints s’allument. L’ambiance sur scène est aussi à l’arrache que contagieuse. Ça court partout, ça s’excite sur les “bitches” comme sur le son qui malgré quelques indécisions, a de quoi rassasier le plus indiscipliné des fans.
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Aucun décor, un jeu de scène imprécis, une vulgarité assumée. La description pourrait s’arrêter là et même faire office de conclusion mais cette dernière serait on ne peut plus lésée.
Idem pour le show de Frank Ocean donné le lendemain 3 juillet au Zénith. Le chanteur n’a pas déçu les fans qui l’attendaient depuis 2 ans et après de multiples reports. Une maîtrise de la voix qui a volé la nôtre. Pas de fausse note ni déraillement jusque dans ses voix de tête. En termes de décor, un simple écran accroché sur le fond de la scène présente une BMW en pleine course au milieu du désert. Face à elle, un horizon qui se dessine au fil du live et laisse entrevoir des montagnes en forme de pyramides. Lorsque FO commence le titre Pyramids, ces dernières disparaissent, la voiture est arrivée à sa destination comme le chanteur, que l’on découvre enfin sur scène. Un chemin parcouru.
[youtube]http://youtu.be/JaXeKAykjp0[/youtube]
Là encore, la description- bien qu’encore sculptable- pourrait s’arrêter là mais ce serait se fourvoyer dans une manichéenne perception. “ODD Future la débâcle, Frank Ocean la sagesse. L’imprécision de la débauche d’un côté. Le talent en grâce de l’autre”. Voilà bien le point de vue du mec qui a passé un concert de Hip Hop assis, le fondement vissé à son siège et l’esprit épargné de toute projection de bière ! Il suffirait pourtant de rappeler que Frank Ocean fait partie du collectif Odd Future depuis 2009 pour se souvenir que tous ces artistes sont empreints de la même glaise.
En réalité, dans leurs a priori différences, le leader d’Odd Future, Tyler The Creator et Frank Ocean tracent le sillon d’un même chemin. Les univers de OF et FO se font écho bien au-delà de leurs initiales. Leurs titres sont en fait les deux versants d’une nouvelle voie. Dionysos et Apollon ne se complètent-ils pas ?
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Odd Future : les instincts dionysiaques
Tu vas voir Odd Future ? Super ! C’est un gros truc de hipster ça !
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Mais le hipster en question fermerait sa grande bouche s’il avait pris la peine de s’intéresser au collectif. Odd Future n’est pas un trip de gosses de riches ou esthètes en puissance. Le groupe n’a d’ailleurs que faire de la rationalisation esthétique. Et le leader, Tyler the Creator est moins un jeune con lâcheur de “yo Bitch” vêtu en Suprême qu’un artiste à l’intentionnalité bien réelle. Odd Future c’est surtout une histoire d’énergie, la rythmique des ferveurs dionysiaques.
Pour la faire courte, l’aspect dionysiaque d’une oeuvre d’art fait référence à Dionysos, dieu du vin, de l’ivresse mais aussi des “instincts déchaînés”. L’adjectif fait référence à un principe artistique qui repose sur l’intuition, l’exaltation des sens et une communion avec les instincts de la nature. Dans ce rapport de l’Homme à sa primalité, à la source même de ce que l’on peut appeler “énergie vitale”, les cloisons culturelles et autres idées de “représentations” n’ont pas leur place. Tous les sujets peuvent donc être abordés, pas de limite dans le traitement des thématiques les plus sensibles comme les plus sombres.
Et à cet égard, Odd Future est profondément dionysiaque. Qu’il s’agisse d’agiter ses propres limbes, entre les limites de la Raison et de la Folie, comme sur ce titre (traduction) :
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…Ou de s’illustrer dans un lâcher prise perpétuel, façon CARPE DIEM dans leur série Loiter Squad au parfum de Jackass :
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Un trip de Bacchanales. Une fête continuelle mais sous l’apparence de l’orgie brouillonne, c’est le jaillissement de l’instinct qui est mis à l’honneur dans l’esprit d’Odd Future. Une expression de soi dénuée de toute limite culturelle, de toute normalisation, de toute temporalité et qui passe par-delà les barrières d’un bien agir-en-société-ou-en-musique. A cet égard, la fascination de Tyler pour les Serial Killers est aussi un indice sur la nature de ses explorations. Si tu as donc le vertige des profondeurs, Odd Future pourrait effectivement te faire renoncer à ouvrir tes écoutilles.
Des voix fortes, des couplets en couperets, un goût pour ce que d’aucuns assimileraient à une noirceur tordue. Mais dans ces couloirs creusés dans les pensées obscures, OF trace une voie qui mène plus loin, bien plus loin que la stricte apparence et autre tee-shirt à tête de tigre.
“Créer, c’est creuser dans du noir
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C’est au sein de ce noir
Y sacrifier.
Du noir.
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qui est en soi”
Frank Ocean, la force apollinienne
Membre du collectif d’Odd Future, Frank Ocean prolonge cette impulsion créatrice. Si la musique d’Odd Future relève plus du dionysiaque, celle de Frank Ocean relève quant à elle de “l’apollinien”. Le dionysiaque et l’apollinien sont 2 conceptions artistiques. La première, on l’a vue donne entièrement prise aux instincts qui sont par essence violents. La seconde, l’apollinien est à la différence du dionysiaque, moins “dé-structurée”, plus douce, plus équilibrée.
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Plus directe aussi. Lors de sa prestation au Zénith, le chanteur était sobrement vêtu, les musiciens postés sur le côté et en fond, un écran diffusant le même décor : une voiture roulant au milieu d’un désert doré, la ligne de l’horizon comme seul guide. Dans ce contexte, la concentration est focalisée; peu de divertissements et autres détournements : seules les paroles et l’instant musical comptent. Et pour cause !
La musique de Frank Ocean en appelle à l’intimité et à la douceur des tempêtes. Chacun de ses textes est un point d’atmosphère, une perception, une réflexion sur la place de l’Homme dans le monde, sur les connexions qui nous unissent, entre nous mais aussi entre soi et l’univers. Posés les uns à côtés des autres, les titres du chanteur livrent en filigrane une conception du monde qui lui est propre mais qui parle à chacun d’entre nous. Le titre We all try est en ce sens significatif (traduction):
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Lorsque le chanteur a révélé sa bi-sexualité, les médias ont soulevé le courage de cette confession au regard du machisme qui habite l’univers du Hip Hop. Cet angle n’est pas faux mais au-delà de ça, cette démarche personnelle ne suit que la cohérence artistique. Etre soi quitte à prendre le risque de rompre les barrières d’une culture que l’on estime ne pas nous ressembler, trouver son propre terrain d’exploration et en le trouvant, exister, voilà ce dont il est question. Il ne s’agit pas que de musique. Ces artistes proposent vraiment quelque chose de nouveau en termes d’inspiration et de mouvance dans le paysage Hip-Hop.
Le chaos tourbillonnant d’un côté, le guerrier pacifique de l’autre. Le dionysiaque et l’appolinien, chacun sur une scène propre mais fomentés de la même main. Il arrive que les paradoxes unissent plus qu’ils ne séparent et pour le coup, OF et FO sont les 2 pendants d’un même miroir, d’une même philosophie. Si tu n’as pas encore écouté, on te conseille donc vivement de le faire.