Au Centre Pompidou, du 22 juin au 3 octobre, l’exposition Beat Generation éclaire notre génération sur les racines de ses propres obsessions.
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Qu’elle le veuille ou non, ce que l’on appelle la génération Y doit pas mal de choses à la beat generation – qui n’est pas tant une génération qu’un mouvement artistique. Cela m’a particulièrement frappé lors de ma visite de l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou : ces jeunes gens à l’avant-garde des années 1940-1960 ont popularisé le goût de la découverte à tout prix, de l’itinérance, de la photo de voyage, de l’écriture spontanée, du mélange culturel et même du graffiti à une période où le concept d'”adolescence” en était à ses balbutiements.
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Derrière les figures romantiques de Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William S. Burroughs et de la horde d’artistes pluridisciplinaires qui leur tenaient lieu de compagnons, se cache en fait la naissance du mode de vie de nombreux jeunes nés entre les années 1980 et 1990 : les fameux millennials.
“Everything belongs to me because I’m poor” (“Tout m’appartient car je suis pauvre”), clame la citation de Jack Kerouac affichée sur le mur de la grande pièce de l’expo accueillant le visiteur. Cet extrait de l’ouvrage Visions of Cody (1972) résume peut-être à lui seul l’esprit de la beat generation : une soif de liberté et de découverte, quels que soient les moyens.
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Un chef-d’œuvre de 36 mètres
Au centre de la première pièce du parcours, on découvre le tapuscrit original du roman On the Road (Sur la route, 1957), best-seller de Jack Kerouac et véritable bible de ce qu’il a lui-même baptisé la beat generation. Cet impressionnant rouleau déroulé sur 36 mètres renvoie à la route tracée de mots qui guide le visiteur dans cette rétrospective.
Eh oui, le voyage fait partie de la liturgie beat et il convient alors de s’y adonner par tous les moyens nécessaires : à pied, en stop, dans un wagon de train ou au volant de sa propre voiture, comme les “clochards célestes” que nous voudrions être.
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Aujourd’hui, malgré son amour pour Pokémon Go, la génération Y n’a jamais autant cultivé le goût pour l’aventure, la vraie : selon une étude parue en 2015, deux millennials français sur trois privilégient le voyage à tout autre type de dépense. De plus, ils sont 90 % à préférer découvrir de nouvelles destinations. D’ailleurs, de nombreux articles de Konbini vous ont déjà mis la puce à l’oreille.
La machine à écrire, instrument de musique des poètes beat
Plus loin, colossales mais nobles sous leur patine chromée, les antiques machines à écrire sur lesquelles les poètes beat tapaient leur textes sont exposées parmi les œuvres, tout comme leurs manuscrits. Ce sont de simples outils, mais elles rappellent surtout le martèlement intraitable de l’écriture de ces acharnés. Truman Capote dira d’ailleurs du style de Kerouac : “Ce n’est pas de l’écriture, c’est de la dactylographie.”
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Il n’est pas étonnant que les écrivains de la beat generation se soient tant rapprochés des musiciens de jazz et surtout de bebop (Thelonious Monk, Charlie Parker, Dizzy Gillespie…). Tandis que les mots chantent la mélodie, le tempo sans merci des retours de chariot et la frappe mécanique des touches de la machine évoque le rythme saccadé des batteurs de jazz (le fameux “beat”) et leurs solos parfois sauvages. Coucou Art Blakey.
C’est ainsi que ces jeunes blancs passionnés de musique noire se sont autoproclamés “hipsters”, 60 ans avant que le mot n’embarrasse votre pote qui porte des chemises à carreaux et un bonnet en été. Rappelons que le mot “hipster” a été inventé pour désigner ces Blancs qui s’encanaillaient dans les clubs de jazz, majoritairement prisés par les Noirs (le sens s’est perdu en route).
Au travers de cette fascination pour le jazz, on pense à une autre obsession : celle des millennials blancs plus attirés que jamais vers le hip-hop, essentiellement issu de la culture noire américaine.
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La photo beat dans l’ombre de la jeunesse Instagram
On retrouve les origines d’autres pratiques de notre génération dans les superbes photos de Bernard Plossu au Mexique, ainsi que les séries Les Américains ou From the bus de Robert Frank, exposées non loin. Les clichés célèbrent la furie du voyage et la conquête d’un ouest américain à redécouvrir. Ils cadrent le reflet du soleil sur un pare-brise, le sourire d’un enfant dans une allée, les longues perspectives d’une route déserte bordée de poteaux électriques…
Le niveau de qualité photographique n’est évidemment pas le même, mais comment ne pas songer immédiatement à Instagram et son apologie de l’art de vivre et des voyages ? Les clichés pris depuis l’intérieur d’une voiture de Robert Frank évoquent la fascination des kids d’aujourd’hui pour le trip instagrammé, sa célébration de la jeunesse et de la découverte jusqu’à plus soif, au risque de piller les œuvres des photographes de cette période.
Aujourd’hui, tous photographes ! Rappelons que d’après un sondage commandé par Canon, 80 % des gens s’estiment “bons” ou “excellents” photographes.
Après la liberté de l’itinérance, un autre grand principe de la beat generation est la spontanéité. On la retrouve notamment dans les fameux textes en “cut-up” de William S. Burroughs et de Brion Gysin. Le travail de ce dernier, moins connu du grand public, bénéficie d’une belle mise en valeur dans l’exposition Beat Generation, notamment avec sa Dreamachine, qui promet des expériences psychédéliques si l’on se tient devant sa lumière et son cylindre rotatif, avec les yeux fermés.
Gysin a adapté une partie de la liberté absolue du dadaïsme à l’Amérique de l’après-guerre et ses inquiétudes. Lorsqu’il s’inspire de la calligraphie japonaise, pour son œuvre imposante Untitled (1960), exposée à Pompidou, on se retrouve face à un apperçu du graffiti moderne et de son omniprésence dans le cadre urbain. Un art pas toujours facile à déchiffrer… tout comme les calligraphies de Gysin.
“Laboratoire des contre-cultures à venir”
Sorte de pont entre la beat generation et la contre-culture des années 1960, le travail de vidéastes comme Ron Rice, Larry Jordan et Bruce Conner figure en bonne place au Centre Pompidou. De Bruce Conner, on peut regarder le délicieux film Looking for Mushrooms (1967), qui montre une quête pour trouver des champignons hallucinogènes sur les chemins escarpés du Mexique. Un autre court métrage, Crossroads (1976), montre des essais d’explosions atomiques sur fond de musique planante de Terry Riley. De quoi illustrer ses passions pour la psilocybine et l’antimilitarisme.
Quand l’écrivain Jean-Jacques Lebel, aujourd’hui 80 ans, disait que “la beat generation a été le laboratoire des contre-cultures à venir”, il ne croyait pas si bien dire. Alors qu’on pense souvent que nos codes culturels remontent à Mai 68, la vague de libération sexuelle et au flower power des sixties, ils prennent en fait leurs racines dans le travail de cette poignée d’intellectuels rebelles, qui furent pourtant méprisés par l’establishment américain jusqu’aux années 1970.
Cette exposition, salutaire, rappelle ce que l’art, mais surtout les jeunes du monde entier leur doivent.
Beat Generation, au Centre Pompidou à Paris, Galerie 1, du 22 juin au 3 octobre 2016, 14 euros/11 euros