Jeff Bezos se fout éperdument des questions éthiques qui entourent les technologies de surveillance, dès lors que c’est Amazon qui les déploie et que son client s’appelle les États-Unis d’Amérique. La semaine dernière, interrogé dans le cadre du Wired Summit sur ses relations commerciales avec les services de police et de renseignement, l’homme le plus riche du monde assurait qu’il continuerait à “soutenir le ministère de la Défense” par devoir patriotique, sans laisser passer l’occasion de glisser un tacle à Google au passage. Bref, l’armée américaine a les poches pleines, et Amazon compte bien rafler tous les contrats à sa portée.
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Doit-on vraiment être surpris d’apprendre, par la voix du Washington Post (qui est la propriété du milliardaire), que des cadres d’Amazon Web Services ont rencontré, en juin dernier, des représentants de la police des douanes et de l’immigration américaine (ICE) pour leur “pitcher”, comme on dit dans le monde des start-up, leur technologie de reconnaissance faciale ? Pas vraiment. D’un strict point de vue commercial, l’alliance d’Amazon et de l’ICE a en effet tout d’un mariage de raison.
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Trois millions de dollars dépensés en lobbying en trois mois
Grâce aux documents obtenus par l’ONG Project on Government Oversight grâce à la loi américaine de liberté d’information (Freedom of Information Act), on apprend donc que les discussions du 12 juin entre Amazon et l’ICE ont porté sur le déploiement du programme Rekognition, la technologie de reconnaissance faciale d’Amazon, “dans le cadre d’enquêtes portant sur la sécurité intérieure”, écrit le Washington Post.
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Plus concrètement, Amazon a offert aux agents de l’ICE la possibilité de scanner des visages, à proximité ou à distance, via les caméras de surveillance présentes dans les lieux publics ou les body cams des agents de l’immigration, et de les comparer à une base de données – de suspects recherchés ou tout simplement de citoyens américains – afin de connaître immédiatement le statut de citoyenneté d’une personne interpellée.
Dévoilée en 2016, la technologie est capable de reconnaître 100 personnes dans une seule image. Selon les documents, un responsable d’Amazon Web Services, anonymisé, évoquait non seulement Rekognition mais aussi de “l’analyse prédictive”, une technologie basée sur le traitement du big data qui ambitionne d’anticiper les crimes.
Pour le moment, rappelle le Washington Post, il n’existe aucun contrat entre Amazon et l’ICE, mais la technologie Rekognition équipe néanmoins déjà les forces de police de l’Oregon et de la Floride. Au grand dam des associations de défense des libertés publiques, comme l’ACLU… et des salariés d’Amazon, qui signaient une lettre ouverte cet été pour protester contre l’idylle commerciale entre leur entreprise et les forces de l’ordre.
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Une initiative qui n’a absolument rien changé à la politique d’Amazon: selon le Washington Post, le géant a dépensé 3,63 millions de dollars en lobbying entre le 1er juillet et le 30 septembre pour tenter de convaincre les agences gouvernementales d’investir dans la reconnaissance faciale.
Amazon, bras droit de l’administration Trump
À la suite de ces révélations, Amazon a réagi le 24 octobre en expliquant avoir “participé avec plusieurs autres entreprises de la technologie à un boot camp sponsorisé par l’entreprise McKinsey, au cours duquel plusieurs technologies ont été discutées, dont Rekognition. Nous avons ensuite discuté avec les clients qui souhaitaient en savoir plus, comme nous faisons habituellement (l’ICE était l’une de ces organisations)”.
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Même chanson du côté du gouvernement, où l’ICE assume “pouvoir utiliser diverses techniques d’enquête et d’outils technologiques”, dont la reconnaissance faciale, tout en expliquant ne pas se souvenir du nombre exact de rendez-vous avec Amazon. Le lobbying semble donc fonctionner partiellement, même si Rekognition n’a pas encore été officiellement adopté par la police fédérale.
Ironie de l’actualité, un rapport sur le rôle d’Amazon dans la politique de déportation des immigrants illégaux mise en place par l’administration Trump était publié le même jour par plusieurs associations américaines de défense des droits des migrants. Un rapport qui place la responsabilité de cette politique de fichage et de déportation sur deux compagnies : Amazon et Palantir, un autre croque-mitaine de la surveillance gouvernementale, sous contrat avec la DGSE française.
Selon le rapport, repéré par Quartz, Amazon possède 204 autorisations d’hébergement de données gouvernementales, plus qu’aucune autre compagnie. L’immense portfolio du département de la Sécurité intérieur américaine (DHS), qui contient des millions de données biométriques (iris, empreintes digitales, scans du visage), sera bientôt hébergé en partie sur le cloud fourni par Amazon et les autres.
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Un nouveau contrat juteux en perspective pour Jeff Bezos, qui pourra toujours invoquer le patriotisme de sa stratégie. En attendant, rappelle le rapport, Amazon “a permis au DHS d’appliquer de nouvelles technologies et étendre sa capacité de partage de données pour outrepasser toutes les protections locales obtenues à force de luttes par les défenseurs des droits des immigrés”. Et la tendance n’est pas près de s’inverser.