Par Anne-Laure Fréant, fondatrice de retourenfrance.fr et auteure du Guide du retour en France 2016.
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À l’heure où l’expérience à l’étranger devient la norme pour les jeunes générations, il subsiste encore beaucoup d’ignorance et de déni autour des réalités de l’expatriation (ou plutôt, de l’immigration) dans le discours dominant. À force de glorifier et de “coolifier” à l’extrême le fait de partir vivre ailleurs, on manque de réalisme sur le quotidien qui attend ceux qui partent.
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En fait, ce marketing de l’expat voulu par les pouvoirs publics, les écoles, les entreprises et les organismes de formation est conçu par des gens qui ne sont jamais partis et qui ne partiront probablement jamais. Et quand il y a un ancien voyageur dans le tas, il est lui-même bien trop embarrassé pour admettre ses propres difficultés rencontrées là-bas.
Le marketing pro-expatriation incarne l’image que se font les sédentaires de la vie nomade : une utopie faite de fantasmes et de projections, où les problèmes d’ici n’existent pas.
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D’où le traditionnel (et insupportable) : “Mais de quoi tu te plains, tu as eu la chance de pouvoir vivre ailleurs !” Comme si toutes ces années à l’étranger étaient forcément des années de parfait bonheur, loin de tout.
Ce marketing de masse associe à l’ailleurs une image esthétique (beaux paysages), valorisante (aller ailleurs, c’est être plus curieux et plus courageux que la moyenne, donc forcément être cool), une illusion de légéreté, de facilité et de fun permanent (à grand renfort d’images GoPro HD et d’activités extrêmes) sur fond de musique puissante.
L’image qui est véhiculée est la même que celle d’une croisière de luxe ou d’un iPhone. Il faut que tu sois convaincu que ta vie actuelle est vraiment naze en comparaison de ce que tu pourrais avoir là-bas. Il faut que les formules pour voyager ou vivre ailleurs deviennent LA solution de tous tes problèmes, et que tu sois prêt à tout sacrifier pour elles.
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“Partir ou mourir”
Quand on voit le niveau de désespoir et d’angoisse qui transparaît sur les forums deux heures après l’attribution des derniers PVT (permis vacances-travail) de l’année pour le Canada, on réalise à quel point ce marketing, alimenté par un marché du travail difficile en France, cartonne chez les 18–35 ans. C’est partir ou mourir !
Les Français ont pourtant toute l’Europe à portée de main sans avoir besoin de visa pour y travailler, mais là n’est pas la question. Le marketing canadien (en l’occurence) a fait son œuvre et s’est profondément ancré dans les esprits, au point de faire disparaître le reste du monde. Tout le monde est persuadé que c’est là-bas qu’il faut être. Quand on se rend de l’autre côté du miroir (ou de l’Atlantique), on constate que la réalité sur place est beaucoup plus nuancée.
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Certains parmi ceux qui ont obtenu le précieux sésame paniquent et repartent au bout de trois jours. D’autres forceront trois mois sur un visa qui en compte dix-huit et tourneront les talons, au moins maintenant ils savent que partir n’était pas la réponse pour eux.
Au moins ceux-là se sont épargné des difficultés plus profondes, que connaîtront ceux qui persistent plusieurs années sans lâcher prise, par intérêt, fierté, curiosité ou parce qu’un retour les effraie encore plus.
Que ce soit pour des jeunes partis étudier, travailler, immigrer ailleurs, mais aussi pour les familles, les couples, les salariés expatriés ou les backpackers, l’expérience de l’éloignement, du nouveau, du saut dans l’inconnu est grisante, fascinante, mais aussi très violente.
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Et ça, on n’en parle pas.
La solitude culturelle, un sentiment d’isolement particulier
La solitude n’est bien sûr pas un mal réservé à ceux qui ont choisi de partir vivre dans un autre pays. Nous sommes très nombreux à en souffrir chaque jour, parfois même au plus proche de nos familles. Ne parlons même pas de la souffrance des millions de personne qui sont, elles, en exil forcé dans des sociétés qui ne sont pas bienveillantes à leur égard.
La solitude de l’expatrié est cependant particulière. On est perdus dans un océan culturel nouveau, fascinant, attirant ou déstabilisant. Et on est aussi perdus en nous-mêmes, constatant que nos frontières identitaires sont plus poreuses que l’on pensait.
Qui suis-je alors, si je peux aussi être cet autre que je ne connaissais pas hier, et qui pourtant teinte déjà qui je suis ?
Cette solitude est une allumeuse. Elle nous titille. On a envie d’aller plus loin pour voir ce qu’elle cache. Soudain, on est libre d’être qui on veut. On n’a plus besoin de se définir. Personne ne nous attend, personne ne nous anticipe. Pourtant, aux premiers coups durs, aux premiers moments d’ennui ou de fatigue, ces jours où la distance réelle entre les autres et soi nous est rappelée avec la dureté d’une connexion Internet qui plante, tout remonte à la surface.
Pris dans la course du quotidien pour s’adapter, expérimenter, vivre l’intensité de l’expérience, on oublie toutes les petites difficultés qu’on arrive à surmonter chaque jour. Toutes les petites choses qui ont provoqué des émotions fortes en nous, que nous n’avons pas eu le temps de traiter sur le moment.
La solitude culturelle, c’est comprendre que l’anomalie ici, c’est nous. Nos manières de faire, tout ce qui est pour nous confortable culturellement, n’est pas en vigueur dans notre environnement. Pas de repos possible. Pas de pause dans l’adaptation culturelle, sauf pour ceux qui ont une communauté autour d’eux (clé d’une immigration réussie) auprès de laquelle se ressourcer et se sentir pleinement intégrés quelques heures par jour.
On est seul face à soi-même, plus profondément et plus intensément que dans toutes les situations qui n’impliquent pas d’être “hors de chez soi”. Le fait de ne pas pouvoir expliquer ça à son entourage resté en France (ou ailleurs) renforce grandement cette solitude. On est désormais différent, des deux côtés. Plus de refuge possible. On est à poil dans le vaste monde.
La culpabilité de l’absent
La grande majorité des expatriés et des voyageurs au long cours finissent par l’admettre quand on se confie à eux : ils se sentent coupables de ne pas être là, auprès de leur famille (parents, grands-parents, frères, sœurs, amis proches…) restée au pays.
Quand la famille est elle-même nomade, ce sentiment est moindre. On a moins l’impression d’être le seul privilégié à pouvoir parcourir le monde, et on a sans doute plus de points communs avec ces proches qui mènent une vie différente de la norme.
Au moment des attentats de novembre à Paris, il y a eu pour la première fois une prise de parole des communautés expatriées françaises assez forte dans la presse. En ces temps de traumatisme, l’appel de la mère patrie et la douleur de l’exil se sont brutalement rappelées aux voyageurs.
Soudain, la France a fait immersion dans leur quotidien, ailleurs, où habituellement elle n’est pas là. Au-delà du choc provoqué par les attentats eux-mêmes, cet évènement a aussi réactivé le sentiment de n’avoir pas été là pour soutenir les siens, et la conscience de ne pas être là, de manière générale, depuis si longtemps.
Il suffit qu’un évènement survienne pendant les années passées à l’étranger pour que la culpabilité devienne un fardeau insupportable. Nombreux sont les émigrés qui choisissent de rentrer ou de faire une pause après le décès d’un proche, l’apparition d’une maladie ou d’une séparation dans la famille, alors qu’ils étaient loin.
Ces “aléas de la vie” sont déjà difficiles à surmonter quand on est sur place, la distance et l’impuissance qu’elles provoquent les rendent souvent “trop gros pour soi”. Ça déborde, ça prend toute la place jusqu’à éclipser la vie là-bas. La tête est ailleurs.
Ces retours définitifs ou provisoires pour “raisons familiales” sont parfois un soulagement, parfois une difficulté de plus à surmonter quand l’entourage a du ressentiment envers la personne qui n’était pas là. À son retour, il lui faudra gérer son deuil lié à la fin de l’expatriation, mais aussi l’absence d’intérêt ou de bienveillance pour son expérience hors des cases.
Ce sont des situations complexes et difficiles pour tous les expatriés, même si tout va bien. Les années passent, le fait d’être loin amène forcément à manquer des choses. Seul l’amour de sa vie là-bas, de ce qu’on y est, de ce qu’on y fait, permet de rester debout.
L’expatriation est un perpétuel questionnement sur le fait de rester ou de rentrer qui s’installe dès le premier départ.
Épuisement et peur de l’échec
La peur de l’échec et du sentiment de honte qui l’accompagne lors d’un éventuel retour au pays prématuré amène beaucoup d’expatriés à s’épuiser à l’étranger. Quand on est parti un peu “envers et contre tout”, la pression est d’autant plus forte.
Un entourage qui dénigre le projet d’expatriation avant le départ a tendance à faire augmenter les risques d’épuisement de la personne à l’étranger : sans soutien et avec l’impression qu’il faut “réussir ou mourir”, n’importe qui se tuerait à la tâche. Le retour est perçu comme une voie de sortie, mais aussi comme un échec face au défi.
Les plus tenaces et les plus orgueilleux (donc les plus jeunes) iront parfois au bout d’eux-mêmes, jusqu’à mettre en péril leur santé, pour démontrer que leur expérience n’est pas un échec. Qu’ils sont autonomes. Qu’ils peuvent réussir ailleurs. Qu’ils avaient raison.
Il y a aussi des cultures et des professions qui ont tendance à mener plus rapidement vers le burn-out que d’autres, sans compter l’énergie à investir dans l’adaptation culturelle elle-même. La plupart des pays ont des “mondes du travail” très durs et très ingrats, hors des standards de tout ce qu’on peut connaître en France ou en Europe.
Toutes ces difficultés ne sont bien sûr pas un passage obligé pour tous ceux qui partent. Elles constituent cependant une partie plus ou moins grande de l’expérience à l’étranger pour tout le monde, dont personne ne parle avant les départs, ni même après le retour.
Le retour en France (ou chez-soi, quelle que soit sa nationalité) est difficile surtout parce que ces difficultés-là ne sont ni admises, ni comprises par le reste de la population, et qu’il n’existe aucun espace pour les exprimer.
Les souffrances vécues mais tues peuvent hanter les anciens expatriés pendant plusieurs années, où qu’ils se trouvent.
Il faut en finir une bonne fois pour toute avec ce cliché d’une expatriation dorée, parfaite, heureuse et lisse, qui flotte au dessus de la réalité.
Alors qu’une majorité des enfants d’aujourd’hui et de demain s’expatrie, c’est notre responsabilité d’admettre que la vie ailleurs reste une vie comme les autres, avec ses hauts, ses bas, et ses problèmes spécifiques. Il faut les comprendre, les étudier, les entendre, et surtout informer en toute transparence ceux qui vont se lancer dans cette belle aventure qu’est la vie à l’étranger.
La tribune d’Anne-Laure Fréant a été initialement publiée sur Medium France