Au matin du mercredi 27 janvier, Christiane Taubira annonçait sa démission du poste de ministre de la Justice. Garde des Sceaux de François Hollande depuis mai 2012 et le premier gouvernement du quinquennat, elle a mené de nombreuses batailles, mais restera pour les Français l’incarnation charnelle du combat pour le mariage pour tous. Bataillant nuit et jour à l’Assemblée contre ses opposants, exposée aux piques pas toujours fair-play des élus de droite et d’extrême droite, comparée à Badinter et Veil en leurs temps, Christiane Taubira a prouvé son inébranlable détermination à faire voter cette loi iconique des promesses de campagne du Président.
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Si elle a si bien tenu son rôle malgré les critiques, c’est avant tout grâce à son talent d’oratrice hors pair face aux élus, ferraillant de taille et d’estoc au micro du Palais-Bourbon pour achever souvent d’une botte (verbale) mortelle ses adversaires politiques, sans jeter un œil à ses notes. Et toc.
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Les journaux, à l’hiver 2013, ne peuvent s’empêcher de marquer l’avènement de la ministre de la Justice. L’Obs, sous le charme, parle de “Taubiramania”, épinglant non seulement “Charisme, regard intense, verbe luxuriant” mais également “voix à la Billie Holiday” ; Le Figaro, à la ligne pourtant droitière, la juge “la plus combative” pour défendre le projet, admiratif devant ses nuits blanches à défendre sa loi.
Pour le JDD, c’est bien là qu’elle est la meilleure : à l’Assemblée. Selon l’hebdomadaire, la meilleure preuve à cela, c’est que même les députés de l’opposition reconnaissent “la qualité des échanges qu’elle suscite”. Philippe Gosselin, député LR, y va de son analyse auprès du journal dominical :
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“Avant son arrivée au ministère de la Justice, beaucoup d’élus ne connaissaient pas Christiane Taubira et la sous-estimaient. Ils ont eu tort.”
Coup d’envoi de l’affrontement autour du mariage pour tous
Et ils s’en sont mordu les doigts. Dès le 19 décembre 2012, sous les huées de la droite qui tente de lui couper la parole (à l’image d’un Patrick Balkany, chauffé à blanc), Christiane Taubira remet à leur place les détracteurs de la loi sur le mariage homosexuel, leur reprochant de refuser le débat que la majorité leur offre pourtant – et leur rappelant surtout sa détermination, dont ils goûteront l’acharnement les mois qui suivent :
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“Depuis plusieurs semaines, il se tient ici-même, à l’Assemblée nationale, des débats et des auditions organisés par des rapporteurs du texte de loi […] j’ai pu constater que les députés de l’opposition y sont peu nombreux et très rarement présents. Je vous laisse gérer cette contradiction entre vous.
Monsieur le député, je vous rappelle que vous disposez du texte de loi du gouvernement, vous savez donc que les mots de “père” et “mère” ne disparaissent pas du code civil […] vous n’allez pas nous faire croire que vous vivez dans un igloo et que vous n’avez aucune connaissance de la diversité des familles dans ce pays, que vous ignorez qu’il y a des familles homoparentales dans ce pays, que vous ne savez pas qu’il y a autant d’amour dans des couples hétérosexuels que dans des couples homosexuels, qu’il y a autant d’amour vis-à-vis de ces enfants et que tous ces enfants sont les enfants de la France.
Alors, oui, monsieur le député, le gouvernement présente un texte de loi de grand progrès, de grande générosité, de fraternité et d’égalité, et nous apportons la sécurité juridique à tous les enfants de France et j’en suis particulièrement fière.”
Applaudissements nourris et standing ovation à gauche, vives clameurs hostiles et gestes contrariés à droite. L’Assemblée des grands jours…
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Et Taubira déclame “Nous les gueux”
Un beau jour de février 2013, interpelée par Hervé Mariton (LR), elle cite devant l’Assemblée nationale le poète guyanais Léon-Gontran Damas : “Gontran Damas parle de la différence, interpelle sur le respect, mais la différence n’est pas un prétexte pour l’inégalité des droits… [Au parlementaire d’opposition, qui cite sans doute le poète] Je les connais tous, ne vous fatiguez pas ! D’ailleurs, justement…”. Et là, la garde des Sceaux de déclamer, dans un hémicycle presque attentif (c’est rare), des pans entiers du poème de Damas, Nous les gueux (à partir d’1’30 dans la vidéo ci-dessous).
“Nous les gueux, nous les peu, nous les rien, nous les chiens, nous les maigres, nous les Nègres / Qu’attendons-nous pour faire les fous, pisser un coup sur cette vie stupide et bête qui nous est faite […]”
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Et Claude Bartolone, rieur depuis son perchoir, de féliciter Hervé Mariton d’avoir “permis la rencontre de la justice et de la poésie”.
Dernier discours amoureux
Peu après l’adoption de la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe par l’Assemblée nationale, le 12 février, Christiane Taubira monte sur l’estrade de la chambre des représentants pour prononcer un discours final.
Elle exprime alors sa reconnaissance chaleureuse pour son camp, mais également son respect aux députés de l’opposition, “en particulier à ceux qui du premier au dernier jour ont bataillé avec ténacité”, estimant que le débat avait été élevé “avec hauteur”. Pour sa dernière intervention qui vient clore ce débat qui a divisé la société française, elle fait elle-même preuve d’un recul et d’une classe rares dans la bouche d’une ministre régalienne :
“Les outre-mer, c’est au nom des libertés individuelles que les Marrons se sont insurgés, que les esclaves se sont rebellés, et que Louis Delgrès a proclamé que la lutte contre l’opression est un droit naturel. Les outre-mer n’ont donc aucune raison, ni historique ni culturelle, d’être en retard sur les libertés. […]
Il restera toujours beaucoup de femmes pour vous regarder, Messieurs, vous observer, essayer de percevoir derrière vos carapaces la tendresse qui parfois vous habite [rires de l’Assemblée], essayer de percer les défauts qui se cachent sous des dehors affables, et discerner dans l’entrelacs de vos talents et de vos faiblesses, si vous êtes capables de tracer des chemins sur la mer, comme l’écrivait Antonio Machado. Et une fois qu’elles vous auront jaugé, les femmes décideront soit de vous faire languir, soit de vous séduire et ce texte n’y pourra rien : vous serez toujours soit en grâce, soit en péril.
En définitive, ce projet de loi nous a conduits à penser autrui, à consentir à l’altérité. “Penser autrui, disait Emmanuel Levinas, relève de l’irréductible inquiétude pour l’autre. C’est ce que nous avons fait tout le long de ce débat”.
Eric Ciotti et son “exercice solitaire”
Parmi les meilleurs ennemis de Christiane Taubira figure sans conteste Eric Ciotti, député LR aux opinions souvent orientées très à droite. Lorsque ce dernier interpelle une fois de plus la garde des Sceaux, fin juin 2015, celle-ci lui répond avec un panache rarement entendu dans les murs de l’Assemblée :
“Vous conservez pour moi quelque chose de mystérieux […] Si c’était du temps du temps de ma fringante jeunesse, j’aurais supposé un sentiment contrarié. Cet hémicycle tout entier a déjà constaté à quel point je vous obsède dans toute votre expression publique avec une constance qui appelle quand-même l’admiration […] vous vous livrez à un exercice solitaire.”
À gauche comme à droite, pour une fois, les parlementaires écoutent, rient de bon cœur et applaudissent avec respect la réponse de Christiane Taubira. Encore une fois, elle prouve sa maîtrise rhétorique subtile, sur le fond comme sur la forme. Ça va nous manquer.