Ils s’appellent Kabi-chan, Mari-chan ou Gourmet. Pas vraiment des gueules d’Hello Kitty, mais des aimants à caresses encore plus efficaces. Eux, ce sont les chats libres de Tokyo et leur vie est souvent moins belle que la vôtre. Reportage en cat-imini.
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Pratiquez sur vous l’autotest suivant : pensez simultanément aux chats et au Japon. A priori, il y a de fortes chances que vous soyez déjà en train d’imaginer des neko cafés (bars à chats) ou des maneki-neko, les chats porte-bonheur qui gardent toujours le poing levé (aucune connexion avec Lutte ouvrière, on a vérifié). Oui, à première vue, les chats sont chez eux au Japon. Mais alors quoi ?
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Au nord de Tokyo, nous avons rendez-vous au bord d’une rivière*, loin de l’agitation d’Ikebukuro, situé à 15 minutes de là. Dans ce quartier ancien, peu de probabilités de croiser des touristes. Pourtant, les rues étroites, les petites maisons et les vieux qui vous abordent valent le détour. Ici, le trésor patrimonial n’est pas un temple pluricentenaire mais une écluse, forcément moins photogénique. Le fleuve est large et marque la séparation de Tokyo avec la préfecture de Saitama. On y croise des joggeurs, des cerisiers et même un photographe amateur avec une dent manquante. Une douce quiétude enveloppe le promeneur, la même qu’apprécient les chats libres (terme préféré à “chats errants” par les assos de protection animale, désormais). Et notamment Mari-chan et Kabi-chan.
* Certains lieux sont non spécifiés pour garantir la sécurité des chats. Vous allez comprendre pourquoi.
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Chaque soir, ces deux chats reçoivent de la visite. Quand on la rencontre, Ayaka porte un pansement à la tempe. “Une petite griffure reçue alors que je manipulais un chat”, raconte-t-elle. Des signatures qu’elle arbore aussi aux bras et aux jambes. Du pipi de chat comparé à ce qui suit. En janvier dernier, Sabatan, son chat de gouttière, décède. Malformation cardiaque. Un traumatisme pour la jeune trentenaire qui perd son compagnon… et le sommeil. Depuis, Ayaka s’astreint au tsuki meinichi, la coutume qui invite à rendre hommage aux disparus chaque mois, le jour de leur décès. Normal pour celle qui considère avoir perdu un membre de sa famille – elle continue de l’appeler “mon fils”. Ce deuil va pourtant la faire réagir avec un engagement immédiat en tant que bénévole dans une association de protection des chats libres : Madcatz.
D’ailleurs, voici Lindy, la fondatrice de l’asso qui arrive à vélo. Trentenaire elle aussi, cette enfant du quartier s’est toujours occupée d’animaux en parallèle de sa carrière de chanteuse rock. Elle a d’abord recueilli un chien quand elle était enfant, mais rapidement, ce sont les chats qui l’ont mobilisée. Ado, la jeune femme voit mourir l’un des chats malades qu’elle venait de recueillir. Autre deuil, mais même ressort pour agir en faveur de la protection des chats libres. Plus tard, elle se formera par correspondance pour obtenir le diplôme de soigneur d’animaux et créera Madcatz en 2016.
Près du fleuve, Lindy et Ayaka ont leur petite routine. Elles repèrent les chats aux abords des trois petites cabanes qu’elles ont installées dans des buissons. Une certaine idée du confort puisqu’on y trouve des gamelles et des petits sacs chauffants. Bonne façon de les faire revenir. Pour les amadouer, le programme des deux bénévoles propose notamment des câlins. Lindy en profite pour repérer si les chats sont bien portants, les nourrir et leur faire ingurgiter quelques médicaments. Elle précise : “les maladies sont nombreuses car les chats libres se transmettent toutes sortes d’infections par morsure : FIV (sida du chat) ou typhus du chat.” Quand cela est nécessaire, Lindy les conduit chez le vétérinaire, les fait stériliser, puis les recueille dans son refuge. Mais surtout pas dans les grands centres, type SPA, de Tokyo.
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En effet, la population des chats libres est estimée à 60 000 à Tokyo (pour une agglomération de 14 millions d’habitants). Pour info, à Paris, la mairie affiche un chiffre de 500 (une donnée cependant largement sous-estimée selon les associations de protection animale). Rien qu’à Kita, l’arrondissement du quartier que l’on visite, on en dénombre environ 1 500. Autant dire que les refuges municipaux sont surpassés. Mais comment en est-on arrivé là ?
Jusqu’en 2014, la ville euthanasiait les chats libres qu’elle attrapait, jusqu’à 500 par jour. Une pratique jugée barbare et qui a été abandonnée par le gouvernement local. Les chats domestiques et les chats libres, loin d’être tous stérilisés, continuent d’échanger, avec une fertilité de champions. Potentiellement, une femelle non-stérilisée peut être à l’origine de 2 000 naissances en 3 ans. Dans le même temps, le Japon connaît une nouvelle fièvre d’achat de chatons (pourtant vendus environ 800 euros), ce qui dope mécaniquement le nombre d’abandons. Imparable.
Cette pression démographique a parfois des effets plaisants comme l’installation des chats libres dans le cimetière de Yanaka, l’un des plus célèbres de la ville. Mais ce phénomène n’est pas du goût de tous les Tokyoïtes. D’ailleurs, un sondage lancé par la métropole en 2012 révélait que 40 % des sondés considéraient les chats libres comme un problème. Pire, les matous ont attiré la haine de certains furieux comme Makoto Oya. Ce comptable pourrait difficilement prétendre au titre d’amis des bêtes puisqu’il s’est permis d’ébouillanter et de brûler au moins 13 chats après les avoir capturés dans des cages en acier. Époque oblige, Oya a filmé ses horreurs. “Ça m’écœure, c’est bien le signe que les Japonais n’ont aucune leçon à donner en matière de protection animale”, enrage Ayaka. Pour sa défense, Oya a tranquillement argué que les griffes des chats libres étaient de véritables armes. Question de point de vue. Oya a été condamné à 22 mois de prison avec sursis. Un jugement qui a reçu les foudres d’associations, dont Madcatz.
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Revenons à nos chatons. Devant l’apathie des pouvoirs publics, Lindy a décidé d’ouvrir un lieu cat-friendly en 2015 : la Nekokichi House. Ce n’est pas un secret, la population japonaise est vieillissante. Dans les anciens quartiers populaires, aucune pression immobilière à l’horizon car les maisons se vident, faute d’habitants. Après le départ de sa grand-mère pour la maison de retraite voisine, plutôt que de le vendre, Lindy a transformé son logement en refuge pour chats. La maison grise, décorée de plantes et de fleurs, ne laisse paraître aucun signe d’abandon. Pour y entrer, on se déchausse et, pour les plus prévoyants, on enfile un pull en fibres synthétiques. C’est le vêtement de camouflage parfait pour récolter tous les poils perdus par les occupants.
Dans la pièce principale, des canapés, des structures de jeux pour chats, mais aussi un piano, des tableaux, une petite cuisine et une table basse. Ici, c’est le royaume des chats bien portants. Arrivés maigrichons, ils se sont refait la cerise et sont prêts à trouver une famille d’accueil, l’objectif n° 1 de Lindy. À l’étage sont confinés les chats malades les plus agressifs pour éviter qu’ils transmettent leurs virus. C’est un peu comme une unité de soins palliatifs, Lindy est la seule à monter pour les soins. “La rivière est un endroit dangereux, les chats se battent souvent, donc je préfère les garder à l’abri, ici”, pose-t-elle.
On se demande alors pour quelle raison Lindy ne recueille pas tous les chats croisés plus tôt. La raison est simple : elle doit préserver l’équilibre de la maison. Si elle pense qu’un chat ne s’entendra pas avec les autres, elle préfère continuer de le soigner au bord de la rivière.
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En plus, avec 30 occupants, la maison est devenue trop petite. “C’est l’argent que j’ai gagné comme chanteuse qui me permet d’acheter la nourriture et les médicaments”, ajoute-t-elle. Mais celui-ci ne sera pas suffisant pour financer son prochain projet. Lindy s’apprête à lancer une campagne de crowdfunding pour créer un espace d’accueil plus grand. Un lieu pour faciliter les rencontres avec des parents d’adoption et où elle pourrait donner des concerts. La synthèse parfaite de ses deux passions.
En attendant, elle suggère : “le gouvernement de Tokyo ferait bien de limiter les ventes de chats et de promouvoir la stérilisation et la sensibilisation du public. Car nourrir les chats, c’est bien, mais sans contraception, on augmente le problème.” Ailleurs dans Tokyo, d’autres micro-projets se montent comme à Tama-Plaza, près de Yokohama. Kimi, une amie d’Ayaka et Lindy, projette d’y monter un lieu d’accueil des chats et des chiens libres, en connexion avec une maison de retraite et une crèche. Trois denrées rares par ici. Une convergence des luttes à la sauce japonaise. Pour maîtriser la prolifération des chats. Et des Oya !
Pour en savoir plus sur l’asso, c’est par ici.
À lire : Street Fighting Cat, un manga hilarant sur les luttes entre chats errants. De SP Nakatema, éditions Doki Doki.
Crédits photos : Ayaka Shida et Mathieu Rocher.