Aujourd’hui, 14 avril 2016, cela fait tout juste un an. Un an jour pour jour qu’un camion m’a percutée sur une route de montagne vietnamienne. Pour bien comprendre cette histoire, remontons encore le temps, quelques mois avant le choc. Disons, courant 2014.
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J’ai 29 ans, j’habite dans le 9ème arrondissement de Paris. J’occupe un « poste à responsabilités » au sein de la plus grande maison de luxe au monde. Je suis amoureuse d’un mec beau, intelligent, sensible, créatif et drôle. J’ai un paquet d’amis que je retrouve dans les endroits les plus cools de la capitale pour faire la fête. Je voyage, pour le travail (en business) et pour le plaisir, dès que je peux. Corée, Russie, Inde, Colombie, Indonésie sont autant de pays que j’ai le bonheur d’explorer à cette période. Je fais du sport trois fois par semaine : yoga, natation, running. Mon armoire dégueule le trop-plein de vêtements accumulés de vente privée en vente privée.
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Quand un beau jour, un processus inconscient se met en place : j’entreprends de déconstruire minutieusement, un à un, ces attributs du moi. Ceux qu’on exhibe en soirée pour susciter l’admiration. Ceux qui finissent par vous coller à la peau, et, par un mécanisme d’assimilation, par devenir vous.
Ça a commencé, je crois, avec mes cheveux. Se couper les cheveux courts, pour une femme, ça a une portée symbolique non négligeable. Avec ma coupe stylée à la Claire Underwood, j’ai trouvé un moyen rapide et efficace de m’attribuer des traits de caractère plus généralement dévolus à la gent masculine : confiance en soi, assertivité, autorité, puissance. Et puis, c’est fou comme les cheveux courts, ça plait tout de suite moins aux mecs. Dans certains esprits étriqués, coupe courte = lesbienne, ou manque de féminité. Cette nouvelle tête me permet donc de passer sous le radar, et c’est probablement bien comme ça. Daniel, mon coiffeur m’avait prévenue : « tu vas voir, ta vie va changer ». Il croyait pas si bien dire, le petit pédé (bah quoi, il paraît que c’est pas homophobe !).
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Car peu de temps après, j’ai largué mon mec. De toutes, la perte la plus douloureuse. Vous voyez le type dans 127 heures qui doit s’amputer lui-même le bras en le poignardant avec son canif émoussé ? Cette sensation. Et puis apprendre à vivre sans. Sans cette personne qui me faisait vivre, rire, jouir. Cette personne qui me complétait et me rendait fière.
Un mec un peu fou qui m’avait choisie, moi, l’unique veinarde, pour voyager ensemble dans son univers onirique, poétique, psychédélique (et tout plein d’autres adjectifs en « ique », je vous laisse compléter). Un univers plein de rêves fantasques, d’improbables explorations et de gentilles transgressions. Et qui a fini par m’asphyxier, détruisant chaque jour un peu plus mon individualité. Mon instinct de survie a profité d’un souffle, d’une séparation kilométrique, pour m’intimer de me barrer.
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Ensuite, j’ai quitté mon job. Pas de rupture conventionnelle, politique de la maison. J’ai fini par démissionner après des mois d’insomnies. Et je ne parle pas ici du fait de se réveiller une demi-heure dans la nuit. Je parle de nuits entières sans fermer l’œil, l’estomac tordu par les angoisses. Je parle de mains tremblantes, d’un visage gris, de l’incapacité à former des phrases cohérentes, de malaises en pleine rue.
A posteriori, je ne peux m’empêcher d’essayer de comprendre comment, dans ma situation, la démission a pu être d’une telle violence. Il aura fallu qu’on me fasse me sentir importante, qu’on me rappelle la chance que j’avais d’être là, quand des milliers d’autres rêvaient de prendre ma place. Il aura fallu qu’on m’en rabâche de la crise et du chômage. Et surtout, il aura fallu que mon sentiment de sécurité interne soit bien bas pour se laisser zombifier la gueule à coups de promotions, augmentations de salaire, tickets restaurants, chèques vacances…
Heureusement, j’avais, sous l’œil bienveillant d’un psy, entrepris un travail pour apprendre à davantage me connaître et à m’affirmer. Agir un peu plus pour me faire plaisir, un peu moins pour faire plaisir. Allez, je suis sympa, je vous épargne le déballage de mes traumatismes d’enfance. Pour résumer, cette thérapie m’a permis d’identifier des schémas cognitifs, des croyances limitantes auxquels je m’identifiais. Elle m’a permis de prendre du recul par rapport à ces automatismes pour tenter de m’en affranchir et les transformer en des modes de pensée plus libérateurs. Ouais. Je sais. Ça fait un peu blabla-bullshit mais sinon je suis obligée de rentrer dans les détails et, croyez-moi, vous avez pas envie de ça.
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Suite à ma démission, j’ai décidé de partir en voyage. Je ressentais le besoin de faire une pause, de m’aventurer, de prendre des risques, et de reprendre contact avec mes racines asiatiques. Avec un peu de chance, cela m’aiderait à remettre un peu d’ordre dans tout ce merdier. S’éloigner pour mieux se trouver ? Ou un moyen plutôt banal de fuir ses problèmes ? Je n’aurai pas le temps de le découvrir. Car oui, nous y voilà. Le 14 avril 2015, au cinquième jour de mon voyage, un camion m’a percutée sur une route de montagne vietnamienne.
Un accident qui n’a fait que parachever la déconstruction déjà bien avancée de mon identité. On s’est attaqué à une chose que je prenais jusque-là pour acquise : mon intégrité physique. Avoir deux bras, deux jambes, marcher, courir, sauter à cloche-pied si cela me chantait… Jamais je n’aurais pu imaginer que tout cela puisse m’être enlevé autrement que par les affres du temps et de la vieillesse. Les accidents, c’est bien connu, ça n’arrive qu’aux autres. En moins d’une seconde, j’ai pris conscience de la vulnérabilité de mon corps, de la précarité de ma vie, et par là même, de son caractère tout à fait précieux.
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On perd tout sentiment de vanité, et toute dignité, lorsque l’on se retrouve dépendante de tiers pour l’ensemble des gestes de la vie quotidienne : faire pipi, faire sa toilette, s’alimenter ; lorsque pour arriver en bas des marches, on doit être portée par deux gaillards, lorsque les sorties (rares) ne peuvent se faire que poussée sur un fauteuil. J’ai dû m’accrocher à ma détermination pour me réparer, me remuscler, réapprendre à marcher. Aujourd’hui encore, je me bats, d’une lutte emplie de douceur. J’ai appris à prendre soin de moi. Et ça, c’était pas gagné.
Je prends soin de mon bras, en espérant qu’il consolide enfin. Je prends soin de mon pied, qui, le pauvre, n’a pas été épargné. Concernant mes doigts, je sais que jamais je ne retrouverai leur mobilité complète. Et mon genou, on verra bien. Pour l’instant, il tient. J’essaie de m’ajuster à ce nouveau corps. Un corps qu’autrefois je traitais comme un subordonné et dont seules les caractéristiques fonctionnelles m’importaient. C’est lui aujourd’hui, le maître à bord.
Selon l’adage, c’est dans les moments difficiles qu’on reconnaît les vrais amis. Si c’est vrai, alors je suis une putain de chanceuse. Je n’ai jamais été aussi entourée que dans les quelques semaines qui ont suivi le choc. Je considère, paradoxalement, cette période comme l’une des plus heureuses de ma vie (non non, rien à voir avec la morphine…). Ayant pris conscience de la fragilité de l’existence, j’en savourais chaque minute avec pure délectation. La saveur singulière des bonbons vietnamiens, souvenir de l’hôpital, la beauté des arbres, aperçus depuis mon lit et traversés par les rayons de soleil printaniers, la sensation électrisante de l’eau qui coule sur la peau après plusieurs semaines sans douche. Et surtout, la présence aimante, enveloppante, rassurante de mes proches. Famille et amis avaient eux aussi été touchés par la grâce de cette révélation : la vie est courte.
Cette soudaine prise de conscience avait, semble-t-il, amené chacun à mettre de côté son agenda, ses petits tracas, son quotidien, ses rancœurs, son ego, sa pudeur aussi, pour, tout simplement, profiter, réunis, des petits plaisirs de la vie. J’ai retrouvé avec mes amies du lycée cet esprit de bande, à la vie à la mort, et une sorte d’énorme débilité insouciante, que ce fut bon. Et que dire des visites, appels, messages, lettres, fleurs, chocolats, et innombrables cadeaux qui m’arrivaient en flot continu. Cousins, oncles et tantes, amis du collège, lycée, perdus de vus, de Paris, Genève, Munich, Pointe-à-Pitre, Saint-Laurent-du-Var, Préaux-Bocage, parents de mes amis et amis de mes parents, anciens collègues… Je suis reconnaissante à chacune de ces personnes d’avoir enthousiasmé ce pan de ma vie, qui aurait, sans cela, été bien plus pénible et pesant.
Aujourd’hui, je dois composer avec une nouvelle amie un peu envahissante : la fée douleur. L’avantage, c’est qu’elle m’aide à gérer mes priorités. Quand tu sais qu’à chaque pas que tu dérouleras, tu auras la sensation que ton pied est pris dans un étau, que tu foules une râpe à fromage et qu’au même moment quelqu’un t’écrase ce qu’il te reste de gros orteil avec l’angle d’une planche en bois, tu réfléchis à deux fois avant d’accepter une sortie.
La douleur est un excellent baromètre de l’humeur. Elle atteint son paroxysme quand je suis fatiguée, agitée, angoissée. Une gentille tape sur l’épaule pour m’indiquer quand je fais fausse route, en somme. Avant, j’aimais sortir, danser, boire et faire n’importe quoi. Aujourd’hui, je n’ai d’autre choix que de rester assise à regarder les autres s’amuser. C’est comme ça. La douleur au quotidien, ça tape sur le système. Difficile de rester enjouée, souriante, présente, quand ton esprit, comme hypnotisé, se rétrécit autour d’un influx nerveux qui répète inlassablement : « aie, aie, aie, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal ».
Tout ça pour quoi ? Nous sommes en 2016 et je n’ai pas de taf, pas de mec, je vis chez mes parents, et je cherche encore une coupe de cheveux digne de ce nom. Plus exactement, ma vie est le digne reflet de ma coupe de cheveux, ni courte ni longue : de cet entre-deux un peu ingrat et qui se cherche. Une coupe de cheveux adolescente, qui, très souvent, vit toute la palette émotionnelle dans une même journée et qui doit s’adapter à un corps capricieux.
Question existentielle du jour : que reste-t-il de ce moi que j’ai dépouillé progressivement de tous ses attributs ? La personne décrite plus haut, qui n’existe plus que dans mes souvenirs et ceux de mes proches, est-elle perdue à tout jamais dans les tréfonds de l’univers ? Et les petits bouts de mon corps égarés en cours de route, ces bouts d’orteils et ces coussinets si précieux, que sont-ils devenus ? Puisque tout se transforme, se sont-ils mués en papillon, en ver de terre ou en orteil de nourrisson ? Font-ils encore partie de moi ? La nuit, en rêve, je ne boîte pas, je n’ai pas mal et je suis entière.
La bonne nouvelle, c’est que grâce à ce processus de déconstruction, je me suis rapprochée de mes désirs profonds, de ces rêves d’enfant que j’avais pris soin d’enterrer le plus loin possible dans de sombres abysses mémoriels. Je me sens infiniment plus vivante, libre, consciente. Pourtant, je ne vous cache pas que, dans les moments de doute, la tentation est grande de remettre mes œillères, de redevenir un bon petit soldat. Mais j’ai conscience que sur ce chemin, le retour en arrière n’est pas une option. Comme le dit si bien Céline, « on ne change pas, on met juste les costumes d’autres sur soi ». Et moi, j’aime bien me déguiser, mais genre, une fois par an, à mardi-gras. Le reste du temps, je préfère venir comme je suis, et parfois c’est en jogging peau de pêche et le cheveu gras, et je vous emmerde.
“On ne change pas, on met juste les costumes d’autres sur soi” – Céline Dion
J’avance sur cette voie de l’authenticité, doucement, à mon rythme. J’essaie de suivre ce qu’on appelle intuition, petite voix, petite flamme, force créatrice ou encore la petite fille de la chanson de Céline, la toute petite fille. Celle qui m’invite à contempler la beauté de la nature, à chanter (faux) à tue-tête, toute seule chez moi, juste parce que ça fait du bien, à partir en retraite face à l’immensité de l’océan, à m’abreuver à la source de penseurs de tous horizons, à provoquer des rencontres inspirantes, passionnantes, parfois bouleversantes.
Alors, ma douleur, ma petite fille, et ce qui reste de moi, on va continuer à tâtonner, à expérimenter. Et peut-être qu’un jour, en se retournant en arrière, on se rendra compte qu’on a construit, pierre après pierre, un édifice beau et cohérent. Ou pas. On s’en fout en fait. On va surtout essayer de kiffer un maximum en chemin. Car tout ce que je sais, c’est que « ça aurait pu être pire ». J’aurais pu crever sur une route de montagne vietnamienne.
La tribune de Jeanne-Marie Desnos a été initialement publiée sur Medium France