“Je ne vois pas pourquoi j’irais”
Première rencontre sur la dalle du quartier Paul Eluard, proche du centre commercial Bobigny 2, avec Ilyes et Mustafa, deux mecs de 23 et 21 ans un peu désœuvrés, affalés sur un des ces bancs en pierre moussus et décrépis qui jalonnent la dalle. Il est onze heures du matin et ils roulent leurs joints de shit, les yeux las, avec pour toute occupation high fiver mollement les copains qui passent.
La Nuit debout, ils en ont entendu parler, oui. Mais de loin. En fait, ils ont seulement eu vent des échauffourées de certaines manifestations avec les forces de l’ordre. Ilyes et Mustafa sont les premiers d’une longue série de Balbyniens dans ce cas. Après une explication synthétique du mouvement et de ses enjeux, ils concluent, un peu distraits et visiblement pas concernés, que “ce n’est pas pour [eux]”. “La société ne m’a jamais aidé, je ne vois pas pourquoi j’irais”, conclut Ilyes.
Un peu plus loin, un grand gaillard nous observe taper la tchatche, avec un sourire amusé. César, 27 ans, ou plutôt “Dahood” comme il préfère qu’on l’appelle, fait partie des rares passants à s’être déjà rendus à la Nuit debout. Veni, vidi, pas trop concerni. Le mouvement, lui, est encore un peu mystérieux mais s’il doit aboutir à quelque chose, c’est sur “la jeunesse est en marche”, littéralement :
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“Pour moi, ce qu’il faudrait, c’est une marche de la jeunesse, sans question de couleurs ni de frontières, pour qu’on offre de la joie et de l’espoir partout, un peu comme le Père Noël : les ennemis se trouveront humiliés parce qu’à leur haine, on opposera de la joie.
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“Je ressentirais de la gêne”
Bruno, 16 ans, volontiers optimiste, estime qu’il “trouvera du travail facilement” dans le secteur de la carrosserie automobile. Son ami Steve, 18 ans, passera bientôt un concours “pour travailler dans le paramédical” et n’a pas non plus conscience de ce qui se passe chaque soir au cœur de Paris.
L’écoute, l’échange, le débat, Steve trouve ça très bien, “d’ailleurs on fait ça tout le temps à l’école”. Mais uniquement si ça peut aboutir “à ce que nous, les jeunes, ont ait du travail. C’est le problème principal aujourd’hui, le chômage”, admet-il. Mais à l’idée de s’y rendre, il se montre moins enthousiaste : “Je ressentirais de la gêne. J’aurais peur de ne pas me trouver à ma place. C’est dur de passer le périph’.”
Dans la tête de Nordine, Nathan et El Yazid, trois potes âgés de 18 à 20 ans, la Nuit debout n’existait pas avant de nous rencontrer. Occupés à tuer l’ennui près du centre commercial Bobigny 2, ils se sentent touchés par l’événement à mesure qu’on leur en parle : “Que ta voix compte autant que celle de tout le monde, déjà, ça réduirait les injustices dans la société”, explique Nathan.
S’ils devaient prendre la parole sur la place, ce serait pour évoquer le chômage. À 19 ans, Nathan rêve d’être sapeur-pompier. Or tout ce qu’il a pu trouver pour l’instant, c’est un petit boulot à la RATP. “Pas le choix.” Acquiescement discret de ses amis. Le quotidien à la cité, c’est l’ennui et le deal de shit, qu’on effrite d’un bout à l’autre de la dalle qui surplombe l’avenue Paul-Éluard, à l’abri des grandes tours de béton. Nordine poursuit :
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“Il faut davantage d’emploi, parce que sinon tout le monde est obligé de faire ça. Faut pas croire que la vie de délinquant excite tout le monde, y’a des gens pour qui c’est une nécessité de vendre du shit. Et puis c’est mieux que de voler !”
Ils sont néanmoins partagés sur l’idée d’échanges autour de thèmes aussi variés que le féminisme, la lutte contre l’évasion fiscale ou la religion. D’après eux, depuis les attentats de novembre et janvier 2015, “c’est plus dur de s’insérer dans la société”. Le racisme, l’islamophobie, ils s’y disent confrontés davantage : “Les gens ont peur, partout, dès qu’ils voient des jeunes de banlieue comme nous”, jurent-ils.
Le spectre des attentats
“Y’a que le piston, que le piston !”
“Les gens redécouvrent l’agora”
Tout l’inverse de Pierre-Sofiane (“un peu comme Jean-Louis mais en enjambant la Méditerranée”, plaisante-t-il), qui connaît bien le phénomène pour en avoir entendu parler par deux prismes différents : les réseaux sociaux d’une part, les médias traditionnels de l’autre. Plongé dans un bouquin du philosophe Vladimir Jankélévitch, il interrompt sa lecture pour partager son point de vue sur le mouvement :
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“Je pense que pour que Nuit debout soit un succès, il faut surtout ne rien en attendre. Cet événement représente un idéal à continuer indéfiniment : les gens redécouvrent l’agora, c’est bien d’en avoir à nouveau l’habitude.”