Affaire Weinstein : ceux que ça empêche de dormir, et les autres

Publié le par Konbini,

© PhotoAlto/Frédéric Cirou via Getty Images

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Ça a pris quelques jours, mais ça y est : “l’affaire Weinstein” s’est immiscée dans mon intimité. Plus précisément, dans des conversations avec certains des camarades mâles qui me sont les plus chers. Je me suis mise en colère, j’ai ruminé, puis j’ai essayé de cerner les contours de cette rage et de poser des mots dessus. J’y ai même consacré quelques heures de mes insomnies. C’est d’ailleurs la première différence avec mes interlocuteurs masculins : eux peuvent disserter sur ce brave Harvey sans que cela les empêche pour autant de dormir.

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“Le fait de pouvoir passer à autre chose ou pas n’a rien d’anodin”

Si tu veux mon avis, ami lecteur (et si tu ne le veux pas, il faut absolument que tu arrêtes ici ta lecture parce que je me suis un tout petit peu laissée aller en termes de longueur), si tu veux mon avis donc, le fait de pouvoir “passer à autre chose”, ou pas, n’a rien d’anodin.

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Pour moi, comme sans doute pour beaucoup d’autres femelles, ce n’était pas une option. J’ai été sonnée, littéralement, par les phrases que j’ai entendues.

“Je m’en fous de la manière dont il matait le cul de Léa Seydoux ; ce qui m’intéresse, c’est qu’il les ait forcées, qu’il ait menacées de mettre un terme à leur carrière.”

“On peut très bien aimer baiser, aimer la chatte, et ne pas être un agresseur.”

“Il y a aussi des femmes qui regardent les hommes comme des sex-toys, ce n’est pas ça le problème.”

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J’ai bien compris, camarades, que vous cherchiez à faire la différence entre ce que vous appelez “libertinage”, un goût pour le sexe qui serait ludique et même moderne, et ce que l’on a coutume de désigner par la formule “violences faites aux femmes”. Mais ça ne va pas.

Il y a une culture vieille de plusieurs centaines d’années qui s’appelle tout simplement la domination patriarcale

Isoler ce producteur américain, en faire un pervers, un déviant, c’est n’avoir rien compris au film (champ lexical du cinéma). Il n’y a pas des agresseurs d’un côté et des victimes de l’autre ; il y a une culture vieille de plusieurs centaines d’années, qui s’appelle non pas “l’affaire Weinstein”, “l’affaire DSK”, “le harcèlement de rue”, “le sexisme au bureau”, ni même “dénonce ton porc” mais tout simplement “la domination patriarcale”.

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Les hommes qui sont au sommet de la pyramide alimentaire, riches, puissants, respectés dans leur métier, causent des dégâts à la hauteur de leur position. Mais ceux qui font des remarques “de tradition gauloise” appartiennent eux aussi à ce système, de même que celles qui les reçoivent. Les publicités qui nous entourent, notre rapport au corps féminin, la façon d’éduquer nos enfants, la répartition des tâches dans un couple, la représentation des femmes dans les positions de pouvoir… C’est bien parce qu’il s’agit d’une culture, avec la multitude d’aspects qu’elle recouvre, qu’il n’y a aucun sens à affirmer que l’égalité entre les sexes est acquise.

On s’étonne que personne n’ait dénoncé le producteur, Jane Fonda s’en veut de n’avoir rien dit, mais est-ce si facile quand nous pataugeons tous dans la même gadoue, hommes et femmes, depuis toujours ? Comment fait-on pour définir les limites de l’acceptable quand il s’agit de l’environnement dans lequel nous avons grandi ?

Si on voulait avancer, il faudrait maintenant réaliser que non, on ne s’en fout pas de la manière dont un homme mate le cul de Léa Seydoux et qu’elle ait eu le sentiment d’être “un morceau de viande”. On n’est pas tenus de s’accommoder de l’expression “aimer la chatte”, et s’il doit bien exister, en effet, des femmes qui regardent les hommes comme des godemichés sur pieds, on aurait du mal à affirmer de bonne foi qu’elles incarnent la norme, le système auquel nous sommes toutes et tous accoutumés.

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L’homme est en quelque sorte le mode par défaut de l’être humain

Dans ce système – j’utilise et je répète ce mot à dessein –, les hommes n’ont pas besoin de réfléchir à leur statut d’homme : ce sont avant tout des individus, leur genre est une donnée neutre. Leur pénis ne constitue jamais une limite, ils pourront être reconnus pour des qualités qui n’ont même rien à voir avec lui ; ils travaillent, ils investissent des domaines variés, les arts, la science ou la permaculture. Et, par ailleurs, ils mènent une vie d’homme dans les sphères sentimentales et familiales. Ce n’est que par opposition aux “femmes” qu’on les désigne comme “hommes”, sinon ils seraient seulement des “gens”. L’homme est en quelque sorte le mode “par défaut” de l’être humain ; raison pour laquelle on ne va pas s’emmerder à parler des “droits des êtres humains”, tant il est évident que “droits de l’homme” signifie la même chose.

Les femmes, elles, sont des femmes tout le temps. Elles travaillent elles aussi, elles investissent les mêmes domaines – ou tentent de le faire. Mais ce ne sont pas des êtres dont on pourrait oublier le genre, même momentanément. Une femme ne connaît pas ce luxe ; elle doit faire “avec”, “en fonction de”, “en dépit de”, ou “grâce à” ses seins et son vagin.

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Le problème, c’est de regarder un individu comme un outil sexuel, un objet à soumettre ou à conquérir, ou même juste une “jolie fille”, avant de voir un individu, tout court. En réduisant une femme à son statut de proie potentielle, en lui faisant une blague connotée, en qualifiant son physique avant tout le reste, on s’interdit tous les autres rapports que peuvent entretenir deux êtres humains entre eux ; des rapports amicaux, ou professionnels, une complicité intellectuelle. Tous les liens qui n’ont pas de rapport avec le sexe, en somme. Ces diverses façons d’être les uns avec les autres peuvent précéder une envie de rentrer les uns dans les autres ; mais pas obligatoirement, finalement. Pourquoi accepte-t-on si docilement une telle pauvreté dans nos échanges ?

Les femmes aussi envisagent leurs rapports avec les hommes sous les auspices de la séduction

Car le plus souvent, les femmes aussi envisagent leurs rapports avec les hommes sous les auspices de la séduction. Évidemment. Elles aussi ont été éduquées dans l’idée que leurs attributs physiques sont leurs meilleures armes. J’écris “elles”, je pourrais dire “je”. Je ne suis pas débarrassée de cette envie d’être validée par le regard d’un homme ; j’observe chaque jour dans mon couple la différence entre moi et l’individu en face, qui n’a pas besoin de mon assentiment pour être autonome, complet, pleinement valide et fonctionnel dans ce monde. Je suis pour lui une sorte de cerise sur le gâteau ; alors que de mon côté, je passerai sans doute ma vie à m’affranchir de l’idée que je serais incomplète sans lui – ou un autre. J’envie cette indépendance qui, j’en suis certaine, est liée non pas à nos personnalités, mais au sexe qui nous a été attribué et au conditionnement qui en a découlé.

Il m’a fallu la lecture de Beauté fatale pour comprendre que la culture dans laquelle j’ai grandi m’a enseigné que mon pouvoir d’attraction sur les hommes était mon principal espoir de salut. Quelle funeste limitation de nos perspectives et de nos ambitions… Et quel terrible lot d’angoisses à charrier, le temps qui passe émoussant les “atouts” qui nous rendent compétitives sur le marché des interactions avec les hommes.

Les femmes qui ont fait l’expérience du comportement d’Harvey Weinstein s’en veulent de ne pas avoir parlé plus tôt. Elles se sentent honteuses, certainement parce qu’elles se disent qu’elles auraient pu hurler, gifler, dire d’aller se faire foutre, convoquer la presse. Alors que dans la réalité, elles ont fait comme elles ont pu. Confuses, sidérées du fait qu’elles sont entrées dans cette chambre d’hôtel de leur plein gré. Ne sachant pas tout de suite dire pourquoi elles se sont senties mal à l’aise, hésitant sur l’attitude à adopter. Et l’autre qui insiste, qui est certain d’être dans son bon droit : pourquoi ne le serait-il pas, lui qui n’a pas (toujours) usé de la force physique ou posé un revolver sur la tempe ?

Avoir un couteau et ne pas s’en servir…

Nous sommes tellement empêtrés dans ce merdier… Entre ceux qui se sentent autorisés à dire “je m’en fous de la manière dont il mate le cul de Léa Seydoux” (ton amie journaliste ne s’en remet pas, t’as vu), et qui ne sont pas des enflures pour autant, et toutes celles qui, un jour, n’ont pas vraiment dit non, mais qui n’ont pas vraiment dit oui non plus. Toutes celles qui n’ont pas su sortir un couteau et mettre fin au débat, comme Virginie Despentes lorsqu’elle a été violée dans une voiture alors qu’elle était encore ado. Elle avait une lame dans sa poche, elle ne s’en est pas servie ; quand j’ai lu ce passage de King Kong Theory, j’ai été tellement admirative et reconnaissante à l’égard de Despentes de n’avoir pas occulté ce “détail” qui en dit si long sur la culture patriarcale.

Pour finir, ami lecteur, je reconnais parfaitement n’avoir aucune compétence particulière pour me permettre un texte de 9 000 signes, et je ne sais même pas si j’ai réussi à exprimer clairement des idées que je peine encore à mettre à une distance suffisante. Mais si je ne t’ai pas perdu, je voudrais te recommander un épisode de la série Girls, le troisième de la sixième et dernière saison. Le personnage incarné par Lena Dunham se rend chez un écrivain célèbre et talentueux. Ils ont un échange passionnant sur les rapports que ledit écrivain entretient avec ses fans de sexe féminin. J’aimerais tant que ceux de mon entourage qui sont munis de testicules prennent une demi-heure de leur temps pour regarder ça. Et qu’ensuite, peut-être, on reprenne notre conversation.

Cette tribune a originellement été publiée sur le blog Mon amie journaliste, que vous pouvez également suivre sur Facebook.