Il ne se passe pas une semaine sans qu’un article de prospective nous annonce la disparition d’un métier, d’une pratique ou d’un usage au profit de son pendant technologique souvent plus rapide, plus simple et plus efficace. S’il est vrai que le progrès technique est en train de nous affranchir de certaines activités physiquement exigeantes – l’automatisation des chaînes de production, par exemple –, de nombreux experts dans différents domaines s’alarment du risque que posent les nouveaux usages numériques vis-à-vis de nos capacités cognitives et motrices basiques. Le 25 février, The Guardian s’est intéressé à l’une des plus fondamentales d’entre elles : l’écriture cursive, menacée par l’omniprésence des écrans dans nos vies quotidiennes, particulièrement chez les plus jeunes.
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En interrogeant différents pédiatres britanniques sur le rôle des appareils tactiles dans le développement musculaire des enfants, et notamment celui de la capacité à tenir un stylo correctement pour pouvoir écrire, le quotidien britannique a dressé un constat aussi clair qu’alarmant : en 2018, lorsque les gosses débarquent dans une salle de classe, leurs petits doigts ne sont pas assez musclés pour écrire au stylo, trop habitués à se laisser mollement tomber sur un écran tactile et, dans des moments d’intense activité musculaire, à glisser horizontalement le long de l’écran.
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Séances de rééducation musculaire
Ça peut paraître insensé à notre génération (et aux précédentes, d’ailleurs), mais tenir un stylo est loin d’être inné : la pratique requiert apprentissage et entraînement musculaire, sous peine de tenir le crayon n’importe comment. Aujourd’hui, explique la pédiatre Sally Payne, “il est plus facile de donner un iPad à un enfant que de l’encourager à jouer à des jeux de renforcement musculaire comme des jeux de construction, du découpage et du collage, voire du tir à la corde. À cause de ça, ils ne développent pas les capacités fondamentales nécessaires pour saisir et tenir un stylo.”
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Au point qu’aujourd’hui, racontent les psychiatres, de nombreux enfants débarquent en classe en tenant leurs crayons n’importe comment – avec deux doigts au lieu du “trépied magique”, voire avec cinq, comme l’analyse le graphique du Guardian. Résultat : de plus en plus d’enfants des pays développés ont besoin de séances d’entraînement hebdomadaires avec un thérapeute pour gagner suffisamment de force dans l’index. Vous trouvez ça triste ? Ça l’est, sachant que l’écriture est de loin l’une de plus anciennes et des plus retentissantes inventions techniques de l’humanité.
Tablettes en classe, tablettes à la maison
Mais il serait trop simple de blâmer les seuls enfants – qui, après tout, ne font majoritairement que ce qu’on leur dit de faire – et les parents à qui on serine constamment le besoin d’initier leurs enfants à la technologie dès le plus jeune âge sous peine d’exclusion sociale et professionnelle, lorsque certains établissements scolaires font également partie du problème. Si les cursus d’écoles primaires font toujours la part belle à l’écriture cursive, l’initiation aux nouvelles technologies (plus si nouvelles que ça) commence à prendre une place non négligeable et de plus en plus d’écoles fournissent des tablettes à leurs élèves en parallèle des stylos (alors que plusieurs études démontrent que ça ne change strictement rien au niveau de l’apprentissage).
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Sachant qu’une fois chez eux, les enfants n’écrivent pas du tout, leur rapport au crayon devient alors extrêmement distant. Autre facteur du problème : le manque d’études sur le sujet du développement de l’écriture chez les jeunes, qui ne permet pas de connaître les risques associés à ce manque actuel. Pour Mellissa Prunty, vice-présidente de la National Handwriting Association, “le risque est de faire trop de suppositions sur les raisons pour lesquelles un enfant n’est pas capable de rédiger à l’âge attendu, et que l’on n’intervienne pas quand la cause est liée à la technologie.”
D’autre part, l’article du Guardian rassure un tantinet en donnant la parole à Barbie Clarke, pédopsychiatre et fondatrice d’une agence pour le développement de l’enfant, qui explique que malgré l’influence grandissante des écrans sur le développement cognitif des plus jeunes, elle n’a encore jamais vu d’école, même maternelle, dans laquelle les tablettes avaient entièrement remplacé le bon vieux combo papier-crayon, et assure que les équipes éducatives sont parfaitement conscientes des dangers liés au changement de paradigme technologique. Il vaut mieux qu’ils le restent, parce que si en 2018, après tout juste deux décennies d’informatique et dix ans d’écrans tactiles, les gamins d’aujourd’hui ont du mal à tenir des stylos, le niveau de calligraphie en 2050 risque d’être navrant – c’est mon clavier d’ordinateur qui vous le dit.