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En 1988, l’industrie musicale connaît un tournant majeur de son histoire : pour la première fois, les ventes de CD, support commercialisé à partir de 1982, dépassent en volume les ventes de vinyles. L’un des nombreux arguments en faveur de ce nouveau format est qu’il peut contenir une durée de musique bien supérieure au microsillon. C’est grâce à ce basculement – qui impacte toute la chaîne de production de la musique – que le groupe De La Soul sort en 1989 un album contenant pas moins de 24 titres : 3 Feet High And Rising. 70 minutes de hip-hop et de sampling, le vinyle ne peut décidément plus rivaliser.
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À cette époque, le rap américain est en train de s’affirmer en tant qu’entité musicale à part entière. Depuis quatre ans, les succès commerciaux se multiplient. Licensed To Ill des Beastie Boys et Rising Hell de Run-DMC en 1986, Criminal Minded de Boogie Down Productions et Paid In Full d’Eric B. & Rakim en 1987, It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back de Public Enemy et Straight Outta Compton de N.W.A. en 1988… Les classiques ont fleuri, engendrant de nombreuses sous-écoles hip-hop. Pourtant, au milieu de toute cette ébullition, un groupe ne va rien faire comme tout le monde.
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Les De La Soul sont trois : Kelvin “Posdnuos” Mercer, David “Trugoy” Jolicoeur, et Vincent “Pasemaster” Mason. Cependant, leur carrière est absolument indissociable d’un quatrième larron, Prince Paul, producteur de génie ayant déjà officié au sain des Stetsatonic. Les trois MCs viennent de ce que l’on appelle communément la Black Belt, zone de New York englobant notamment Long Island, anciennement peuplée par la classe blanche aisée. Durant les années 1960-1970, une partie de la communauté noire accédant peu à peu à la prospérité économique est venue habiter dans la Black Belt, et de fil en aiguille, les Blancs sont partis pour transformer cette zone en gigantesque quartier majoritairement noir, et pauvre. L’inverse de la gentrification en somme.
Pourtant, on est loin du Bronx délabré ou du Harlem surpeuplé. Le niveau de vie y est globalement plus élevé, et les rappeurs qui en émergent viennent souvent des classes moyennes, comme les Public Enemy, ou les De La Soul, donc. Et qui dit classe moyenne dit discothèques des parents très fournies. Les trois rappeurs vont les piller, tout comme leur mentor, Prince Paul. Le groupe naît alors au milieu d’une abondance de sons venus de tous horizons, ce qui sera déterminant dans la confection de leur premier album, 3 Feet High And Rising, qui sort le 3 mars 1989, soit il y a tout juste 30 ans.
Le rap hippie, un raccourci
Dans un paysage rap concurrentiel au possible, il faut se différencier. Prince Paul compose, souvent à partir d’ébauches d’instrus soumises par le groupe, et façonne un son unique fait de samples mélangés. Au total, 3 Feet High And Rising en contient un peu plus de 200, un nombre absolument gigantesque. Il expérimente, et le groupe boit ses paroles. “Ces sessions, c’est un aveugle qui guide des aveugles, racontera plus tard Prince Paul. Mais je n’ai jamais laissé les gars savoir que je ne savais pas vraiment ce que je faisais. Tout ce qu’ils imaginaient, je devais le rendre réel. Je disais : ‘Pas de problème’, et je me retournais en me demandant : ‘Hmm, comment est-ce que je vais me démerder ?'”
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La majorité de l’album est enregistrée aux Calliope Studios de New York avec un budget de 25 000 dollars. Il faut du temps aux jeunes musiciens pour apprivoiser les équipements de pointe, et leurs tâtonnements rendront le disque plus expérimental encore. Rapidement, le groupe commence à prendre une direction opposée à la hargne des N.W.A., à l’activisme de Public Enemy ou à la vulgarité de 2 Live Crew. Les De La Soul disent non aux drogues sur le hit “Say No Go”, dévoilent des fêlures sur “Can U Keep A Secret”, explorent le loufoque sur leurs nombreux interludes, dont l’un qui sonne légèrement porno, “De La Orgee”, ou sur des titres comme “A Little Bit Of Soap”… Ces décalages vont venir imposer une image reprise par les médias : voici de gentils rappeurs un peu hippie, ça change des bad guys qui dénoncent les violences policières.
Le terme “hippie” revient très souvent pour définir cet album. Pourtant, on est bien loin du flower power. D’abord, de nombreux morceaux viennent contre-balancer cet aspect, comme “Potholes In My Lawn”, contant les désirs d’ascension sociale des résidents de leur Black Belt natale, ou comme “Ghetto Thang”, qui décrit la dureté de la vie dans les quartiers délabrés de New York. Cette image des hippies du rap qui leur colle encore aujourd’hui à la peau vient en grande partie de la pochette réalisée par le collectif d’artistes londoniens Grey Organisation, qui cherchait à prendre le contre-pied de l’esthétique machiste du rap d’alors, ce qui leur vaudra d’ailleurs de nombreuses preuves d’animosité de la part d’autres rappeurs par la suite.
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Légendes et influences
Alors oui, il y a une forme de naïveté jouissive sur 3 Feet High And Rising. Mais franchement, des hippies qui disent non aux drogues, c’est un peu un comble non ? Cet album serait plutôt à classer dans la continuité de la Zulu Nation d’Afrika Bambaataa, avec ce qu’elle contient de positivité, mais aussi d’héritage lié à l’Afrique. Sans réellement prôner un nationalisme noir comme le feraient des Poor Righteous Teachers, des X-Clan ou des Public Enemy, ils participent à l’idée d’un afrocentrisme fort, d’une africanité qui se ressent jusque dans leur musique, comme sur le morceau “Tread Water”.
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À sa sortie, 3 Feet High And Rising est un carton. Une légende dit que les Beastie Boys venaient tout juste de finir l’enregistrement de leur album Paul’s Boutique, mais qu’après avoir entendu ce qu’avaient fait les De La Soul, il seraient retournés en studio pour l’améliorer. Une autre prétend que KRS-One aurait expliqué ne pas pouvoir tenir la comparaison avec les rappeurs du groupe. De sa part, ça compte.
Dans un délire proche de celui qu’avait pu développer George Clinton avec ses groupes de funk Parliament et Funkadelic durant les années 1970, les De La Soul tiennent à la notion de collectif. Ils font d’ailleurs partie de Native Tongues, qui réunit notamment les Jungle Brothers et A Tribe Called Quest. Ils ont en commun ce besoin d’amusement et cet attrait pour les sonorités jazz, créant ensemble les bases d’une scène rap alternative qui enfantera plus tard les Digable Planets, Madlib, MF Doom, toute la clique des Soulquarians (D’Angelo, Erykah Badu, Questlove, J Dilla, Q-Tip, Common, Raphael Saadiq, Mos Def, Bilal, Talib Kweli), DJ Shadow, la Dungeon Family d’Atlanta (Organized Noize, Outkast, Goodie Mob, Cool Breeze et consorts)…
“Précurseurs de la troisième génération du hip-hop”
L’une des grandes forces de 3 Feet High And Rising réside dans les nombreuses sources de samples qu’il contient. On trouve pêle-mêle le duo pop et R&B Hall & Oates et le funk de Sly Stone sur “Say No Go”, du Michael Jackson côtoyant du Jefferson Starship et 21 autres samples sur “Cool Breeze On The Rocks”, ou encore la soul d’Otis Redding couplée au soft rock technique de Steely Dan sur “Eye Know”.
Le groupe se bâtit une réputation de diggers invétérés, poussant même le vice jusqu’à promettre 500 dollars à la personne qui parviendra à reconnaître l’origine d’un sample du morceau “Plug Tunin’”. Face à l’incapacité du public à découvrir le pot aux roses (il s’agit en fait du titre “Written On The Wall” de The Invitations), leur réputation augmente. 3 Feet High And Rising est une pierre angulaire du sampling hip-hop, même si ce statut leur vaudra de récolter plusieurs procès pour ne pas avoir déclaré tous les échantillonnages. Celui intenté et gagné par le groupe The Turtles reste encore aujourd’hui dans l’histoire.
La tournée qui suit la sortie de l’album est éreintante. D’ailleurs, le groupe va finir par l’écourter, de façon à pouvoir se consacrer à son second disque, De La Soul Is Dead, dans lequel ils chercheront justement à gommer cette image de gendres idéaux du rap américain. Trugoy expliquera des années plus tard que leur premier album sonne “comme une capsule temporelle de notre innocence. Ce que j’entends, c’est quatre individualités qui se foutent complètement des règles et qui veulent juste passer du bon temps”.
Il s’agit surtout d’un album d’avant-garde, dont l’importance est parfaitement résumée par le boss du label Tommy Boy, Tom Silverman : “Si cet album est si important, c’est qu’il envoie voler les codes. À cette époque, le hip-hop commençait à s’affirmer comme entité indépendante des autres, avec toute cette audace, la manière dont les gens s’habillaient, même le son… Ces mecs disaient : ‘Non, tu n’as pas besoin de sonner comme ci ou comme ça.’ Ils ont été les précurseurs de la troisième génération du hip-hop.” Limpide.