Un professeur de la Sorbonne en sauveur
Nous sommes au printemps 1955. Dans ses ateliers de Corbeil-Essonnes, IBM France vient de créer sa deuxième machine électronique destinée au traitement de l’information : l’IBM 650. Il ne reste plus qu’à lui trouver un nom. Aux États-Unis, ces machines sont nommées “Electronic Data Processing System”. Beaucoup trop long.
Il faut lui trouver un nom français, efficace, et qui caractérise au mieux les performances de ce véritable outil de gestion. IBM a la possibilité de faire dans la facilité en traduisant littéralement le mot anglais “computer”. Mais ce terme, qui signifie calculateur ou calculatrice, est plutôt réservé aux machines scientifiques.
Un cadre de la société propose alors de consulter un de ses anciens maîtres, Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne. Ce dernier lui répond par une lettre, datée du 16 avril 1955 :
À voir aussi sur Konbini
Le 16 IV 1955
Cher Monsieur,
Que diriez-vous d’ordinateur ? C’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d’action ordination.
L’inconvénient est que ordination désigne une cérémonie religieuse ; mais les deux champs de signification (religion et comptabilité) sont si éloignés et la cérémonie d’ordination connue, je crois, de si peu de personnes que l’inconvénient est peut-être mineur. D’ailleurs votre machine serait ordinateur (et non ordination) et ce mot est tout à fait sorti de l’usage théologique.
Systémateur serait un néologisme, mais qui ne me paraît pas offensant ; il permet systématisé ; — mais système ne me semble guère utilisable — Combinateur a l’inconvénient du sens péjoratif de combine ; combiner est usuel donc peu capable de devenir technique ; combination ne me paraît guère viable à cause de la proximité de combinaison. Mais les Allemands ont bien leurs combinats (sorte de trusts, je crois), si bien que le mot aurait peut-être des possibilités autres que celles qu’évoque combine.
Congesteur, digesteur évoquent trop congestion et digestion. Synthétiseur ne me paraît pas un mot assez neuf pour désigner un objet spécifique, déterminé comme votre machine. En relisant les brochures que vous m’avez données, je vois que plusieurs de vos appareils sont désignés par des noms d’agent féminins (trieuse, tabulatrice). Ordinatrice serait parfaitement possible et aurait même l’avantage de séparer plus encore votre machine du vocabulaire de la théologie.
Il y a possibilité aussi d’ajouter à un nom d’agent un complément : ordinatrice d’éléments complexes ou un élément de composition, par exemple : sélecto-systémateur. Sélecto-ordinateur a l’inconvénient de deux o en hiatus, comme électro-ordinatrice. Il me semble que je pencherais pour ordinatrice électronique. Je souhaite que ces suggestions stimulent, orientent vos propres facultés d’invention. N’hésitez pas à me donner un coup de téléphone si vous avez une idée qui vous paraisse requérir l’avis d’un philologue.
Vôtre Jacques Perret