Depuis les révélations sur le projet Dragonfly, un Google censuré spécialement conçu pour Pékin, les employés de l’entreprise manifestent leur colère.
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Du côté de Mountain View, la libellule a du mal à passer. Après les révélations, le 1er août, sur le projet de moteur de recherche développé en secret par Google pour pénétrer le marché chinois tout en se conformant aux politiques de contrôle de l’information mises en place par Pékin, nommé Dragonfly (“libellule”), les employés du moteur de recherche ont exprimé leur colère et leur désaccord vis-à-vis de leurs dirigeants. Une lettre interne de protestation a ainsi été signée par plus de 1 400 personnes – sur les quelque 85 000 employés que compte le groupe –, a révélé le New York Times le 16 août.
Un texte qui soulève entre autres les incohérences béantes entre la volonté de transparence affichée par le groupe et ses méthodes, qui favorisent l’opacité par la dissémination des projets entre les salariés :
“Aujourd’hui, nous souhaitons discuter d’un problème structurel : à l’heure actuelle, nous n’avons pas suffisamment d’informations pour prendre des décisions basées sur l’éthique à propos de notre travail, nos projets et notre emploi. Nous avons urgemment besoin de transparence, d’une place à la table des négociations, et d’un engagement en faveur de processus clairs et transparents : les employés de Google doivent savoir ce qu’ils construisent.”
Selon une enquête de The Intercept, seule une poignée de cols blancs de Google (une centaine à peine) avait une vision d’ensemble du projet Dragonfly. Les tâches de développement étaient réparties entre différentes équipes cloisonnées, et la plupart des employés qui travaillaient sur le projet ignoraient tout de sa finalité.
Enfin, selon les signataires de la lettre, la nature même du projet Dragonfly viole les “Principes de l’IA” publiés par Google le 7 juillet dernier. Notamment la promesse “d’incorporer [leurs] principes de vie privée dans le développement de [leurs] technologies d’IA”, difficile à tenir dans la conception d’un moteur de recherche approuvée par Pékin.
“Liste noire” des requêtes et blocage des sites
Qu’en est-il, alors, de ce fameux projet Dragonfly ? Selon les informations du toujours très informé The Intercept, le projet serait en développement depuis le printemps après une rencontre entre Sundar Pichai, PDG de Google, et “un haut cadre du gouvernement chinois”. Objectif : montrer à Pékin que Google peut se plier à ses lois.
Comment ? En développant une version customisée du moteur de recherche, un portail d’information qui respecte la vision du monde imposée par le régime. L’application Android développée par les équipes de Mountain View en guise de produit de démonstration, surnommée “Maotai” puis “Longfei”, convainc – selon des études, 95 % des internautes chinois seraient sur mobile, et Android serait de loin l’OS le plus utilisé, avec 80 % de part de marché.
Le projet Dragonfly est lancé dans la foulée. Selon The Intercept, l’appli de recherche “identifiera et filtrera automatiquement les sites bloqués par le Grand Firewall”, surnom donné au système de contrôle de l’information en ligne mis en place par les autorités chinoises.
Les sites bannis seront supprimés de la première page de recherche et un message d’erreur apparaîtra, poursuit The Intercept. Les documents internes obtenus par le journal citent également des exemples de censure : le site de la BBC et l’encyclopédie en ligne Wikipédia, tous deux inaccessibles via le Web chinois. Pire, l’application contiendra une “liste noire de requêtes sensibles”, pour lesquelles aucun résultat ne sera affiché. Bref, rien de moins que les habituelles restrictions auxquelles sont confrontés les autres grands acteurs du Web en Chine.
Google.cn, version 2.0
Le 16 août, Sundar Pichai a réagi à la fronde de ses employés en tenant une réunion ouverte à tous, dans laquelle il a assuré que Dragonfly n’était qu’un projet “exploratoire” et martelé qu’en “l’état actuel des choses”, son entreprise “n’est pas près de lancer un produit de recherche en Chine”, rapportait Bloomberg en fin de semaine dernière. Difficile de démêler le vrai du faux, d’autant que l’histoire entre Google et l’empire du Milieu est déjà passablement tortueuse.
Entre 2006 et 2010, bien avant Dragonfly, le moteur de recherche était déjà présent sur le territoire chinois, avec l’URL “Google.cn”, rappelle The Intercept. Une version qui, déjà, censurait les résultats de recherche pour se conformer à la politique de Pékin. Une stratégie qui faisait grincer des dents aux États-Unis, provoquant dès 2006 une audition au Congrès durant laquelle l’entreprise, alors tenue par Larry Page et Sergey Brin, se faisait violemment rappeler à l’ordre et traiter de “complice du mal” (en allusion à son ancien slogan, “ne pas faire de mal”).
L’entreprise continuera ses activités jusqu’en mars 2010, avant d’annoncer son retrait du territoire. En cause: la politique de censure chinoise (un peu), mais surtout la découverte d’une vaste opération de cyberespionnage visant les comptes Gmail d’opposants politiques et les serveurs de l’entreprise, attribuée plus tard aux autorités. Google.cn était alors redirigée vers sa version hongkongaise. Sergey Brin, né en URSS, s’insurgeait alors contre “les forces du totalitarisme” à l’œuvre dans le pays.
Google, père l’amoral
Visiblement, avec Sundar Pichai aux manettes – qui, lui, n’a pas grandi en URSS –, la tentation de revenir sur un marché de 750 millions d’utilisateurs d’Internet, soit plus du double du marché américain, a été trop forte pour s’embarrasser de quelques principes moraux, même autoproclamés.
En 2016, déjà, Pichai ne faisait plus grand secret de ses ambitions, affirmant qu’il souhaitait “être présent en Chine pour offrir le service aux utilisateurs chinois”. Dans sa prise de parole du 16 août, le PDG est d’ailleurs resté sur sa ligne, expliquant que “la Chine représente un cinquième de la population mondiale” et que Google se doit d’y être présent pour satisfaire son ambition d’informer le monde. Une morale élastique qui ne convaincra pas tous ses employés.
Rappelons qu’il y a quelques mois à peine, en avril, 3 100 salariés de Google protestaient contre un programme pilote de collaboration entre la division IA de leur entreprise et le Pentagone, nommé “Maven”, censé améliorer les capacités d’identification de cibles des drones américains. Face à la fronde et aux démissions de dizaines d’employés, l’entreprise avait fait marche arrière en juin, promettant de ne pas reconduire le contrat de 15 millions de dollars qui expire en 2019 – et laissant potentiellement passer 250 millions de dollars de contrats similaires, révélait Gizmodo.
Une controverse qui avait donné naissance aux “Principes de l’IA”, dans lesquels le groupe s’engageait à ne plus mettre son savoir-faire aux services de technologies militaires. Rien, en revanche, sur le fait de censurer l’information pour gagner des utilisateurs dans des régimes autoritaires. Le “realbusiness”, comme nous l’appelions dernièrement, tourne à plein.