Le 22 novembre, le régulateur des télécoms américain publiera son plan pour faire disparaître la neutralité du Net, avant un vote le 14 décembre. La fin d’une ère.
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L’annonce officielle n’aura lieu que le 22 novembre, mais un simple teaser a suffi pour embraser tout l’Internet communautaire : la Federal communications commission (FCC), le régulateur américain des télécommunications, s’apprête à publier son plan pour détruire les lois d’Obama garantissant la neutralité du Net, ce qui offrira aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI, retenez bien l’acronyme) la possibilité de créer des “files prioritaires” facturées plus chères aux utilisateurs.
Immédiatement, la presse spécialisée et les plateformes communautaires se sont transformées en places fortifiées, invitant le peuple américain à descendre dans la rue pour défendre leur droit à un Internet neutre. Déjà, sur la page d’accueil de Reddit, qui est devenue une gigantesque injonction à la résistance, les internautes américains ont fixé la première date de manifestation au 7 décembre.
Le vote définitif de la loi, lui, devrait avoir lieu – sauf rebondissement extraordinaire — lors de la prochaine réunion de la FCC, le 14 décembre prochain. Pourquoi devons-nous nous y intéresser de très près ? Réponse en quelques points.
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La neutralité du Net, c’est quoi ?
La neutralité du Net, c’est ce qui fait qu’en France, lorsque vous vous abonnez à un FAI – Free, SFR, Bouygues, etc. –, vous payez pour… “Internet”. Tout le contenu d’Internet, sans différenciation et à la même vitesse. Vous pouvez tout aussi bien aller vous faire un marathon de vidéos de chats sur YouTube que traîner des heures sur Reddit, Tumblr ou 9Gag, écouter de la musique sur Spotify et SoundCloud ou naviguer sur les flux de vos plateformes sociales préférées, votre FAI s’en fout, tant que vous payez votre facture à la fin du mois, car il n’a pas le droit de vous brider ou de favoriser certains sites au détriment d’autres.
Ça, c’est le Net neutre, qui permet à tout un chacun non seulement de se déplacer comme il veut dans ce merveilleux maelström d’informations, mais aussi d’apporter sa pierre à l’édifice en postant du contenu. C’est beau, c’est chaotique, c’est loin d’être parfait et parfois c’est carrément bizarre, mais c’est quand même régi à la base par un principe d’égalité et de non-discrimination.
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OK, j’ai compris. Et aux États-Unis, ça donne quoi ?
Aux États-Unis (comme en Europe, d’ailleurs), la neutralité du Net, ça emmerde les FAI, parce que ça les force à offrir un tarif presque unique à tout le monde… et un tarif unique, c’est pas ce qu’on a vu de mieux pour faire du profit. Pendant ses huit ans au pouvoir, Barack Obama s’était débrouillé pour faire voter à la FCC, le 26 février 2015, une série de lois inscrivant la neutralité du Net dans le marbre, et ce malgré les pressions du lobby des télécommunications (qui représente les puissants Verizon, Comcast ou AT&T, équivalent américains de nos Bouygues, SFR, etc.).
Cette décision a été confirmée en appel le 14 juin 2016. À l’époque, les activistes du Net libre se disaient que cette fois-ci, ils pouvaient se permettre de souffler un peu, une belle bataille venait d’être gagnée et la prochaine ne risquait pas de se déclencher avant longtemps.
Perdu. C’était sans compter sur l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et de ses légions républicaines. Le 23 mars, le Sénat votait une résolution (à 50 voix contre 48, les Démocrates votant tous contre) visant à annuler toutes les lois de régulations de l’ère Obama, en pressant la FCC de se mettre au boulot. Huit mois plus tard, la FCC, désormais majoritairement composée de Républicains (3 membres contre 2) s’apprête à rendre son devoir maison.
Sachant que son président, Ajit Pai, fait à peu près tout ce qu’il peut pour aider les entreprises des télécoms américaines à se développer et que l’administration Trump a promis de se débarrasser des lois Obama sur la régulation de l’accès à Internet, le vote ne devrait être qu’une formalité. À moins d’un miracle, le 14 décembre, la neutralité du Net américain vivra son exécution.
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D’accord, mais ça ressemble à quoi, l’Internet “pas neutre” ?
Fermez les yeux. Vous êtes citoyen américain et résidez dans une agglomération tout ce qu’il y a de plus banale. Pour accéder à Internet, vous passez par Verizon et payez, disons, 50 dollars mensuels (42 euros). Nous sommes le 15 décembre 2017. Vous recevez un courrier de Verizon vous expliquant que le forfait auquel vous avez souscrit prendra fin le 1er janvier prochain, mais rassurez-vous, vous aurez désormais tout un éventail de choix à votre disposition !
Pour le pack “réseaux sociaux” (Facebook, Instagram, Twitter, Reddit), comptez 29,99 dollars par mois. Avec le supplément Netflix, ça vous fera 34,95 dollars. Oh, vous avez une chaîne YouTube et vous voulez continuer à poster des vidéos ? Partez plutôt sur le pack “Créateur” (YouTube, Dailymotion, sites de streaming) à 27,99 dollars ! Bon, évidemment, tous les prix indiqués sont les tarifs “standards”, avec une vitesse de connexion bloquée à 8 Mo par seconde. Si vous voulez VRAIMENT naviguer sur Internet, regardez plutôt du côté de notre offre “Premium”. Oui, par contre, c’est vrai que ce n’est plus pour toutes les bourses…
Vous saisissez l’idée ? Dans un Internet non-neutre, les fournisseurs d’accès contrôlent votre accès à loisir, et peuvent se permettre de fragmenter l’offre comme bon leur semble, sur votre connexion domestique comme sur l’Internet mobile. Surfacturation des applications de messagerie (WhatsApp, Signal), avantages donnés à leurs propres services de stockage cloud ou de streaming au détriment des autres (Netflix, Amazon), discrimination de certains contenus rendus difficile à consulter (médias indépendants, sites de partage de fichiers en peer-to-peer, services bancaires alternatifs…) : la non-neutralité du Net crée différentes voies, selon la métaphore autoroutière généralement utilisée. Une file pour la plèbe, lente et congestionnée, et une file prioritaire pour ceux qui peuvent se la payer.
Évidemment, tout le monde aura accès aux services de base des multinationales du Web, qui arroseront généreusement les FAI pour assurer un peu plus leur monopole. Mais pour la galaxie de sites personnels, voire de sites de moyenne importance, ou tous ceux qui entrent en concurrence avec les services déjà proposés par les FAI, la perte de la neutralité du Net est un désastre. Dans un Internet “à la carte” et aux frontières bien délimitées, il est en effet presque impossible que quiconque tombe sur votre contenu “par hasard”, au gré de la navigation…
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Pourquoi ça nous concerne, au juste ?
“C’est vrai, après tout, les États-Unis font ce qu’ils veulent, le marché européen n’est pas franchement concerné”, vous dites-vous. Vous avez raison… pour le moment. En Europe, la neutralité du Net a connu sa plus grande victoire le 30 août 2016, lorsque l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece) a publié ses lignes directrices, alors que les instances européennes n’avaient jamais réellement tranché la question jusque-là.
C’est désormais inscrit dans le marbre : “les fournisseurs d’accès à Internet doivent traiter tout type de trafic de façon égale, sans discrimination, restriction ou ingérence, indépendamment de l’expéditeur ou du receveur, du contenu échangé, des applications ou services fournis et des terminaux utilisés.” Et tant pis pour les protestations des lobbies des opérateurs, qui pestaient alors contre des règles “inutilement prescriptives” qui mettraient un coup de frein à l’innovation. Depuis, la hache de guerre n’a pas refait surface, et c’est tant mieux.
En France, la neutralité du Net est contrôlée par l’Arcep, notre régulateur national des communications. Dans son premier rapport sur la question, publié le 30 mai 2017 (!), l’organe indique avoir “dialogué” avec les FAI hexagonaux pour faire retirer certaines conditions de vente contraires au principe de neutralité, comme le vicieux principe de “zéro rating”, qui vous permet d’utiliser certains services gratuitement avec certains forfaits, ou le blocage du partage de fichiers en peer-to-peer sur mobile. Le régulateur annonçait également dans son rapport la mise en place d’une plateforme, “au second semestre 2017”, pour dénoncer des atteintes à la neutralité du Net. Enfin, la loi pour une République numérique, votée le 8 octobre 2016, va également dans ce sens. Pour le moment, donc, tout roule, tant au niveau national que continental.
Mais, pour reprendre l’expression de Julien Lausson de Numerama, les États-Unis ont tendance à agir comme “un puissant prescripteur normatif” – en d’autres termes, les États-Unis font, le reste du monde imite. Et chez nous aussi, les FAI ont la dalle. Même si à l’heure actuelle le contexte est “clairement favorable” aux internautes, pour reprendre les mots de la Quadrature du Net (qui se bat comme une forcenée pour la défense des libertés en ligne), gardons néanmoins le regard vissé sur ce qui s’apprête à se passer outre-Atlantique. La “Battle for the Net” se joue là-bas, dès lors que nous utilisons quotidiennement les services de multinationales américaines du Web. Et si vous n’avez pas compris les enjeux, il reste toujours John Oliver pour vous expliquer.