Parce que sa maladie est stigmatisée, décrédibilisée, Wendy a voulu nous parler de sa bipolarité. Elle raconte les années d’errance et de grande souffrance pour enfin obtenir un diagnostic et un traitement, et les regards généralement portés sur la maladie.
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Tout allait bien jusqu’à mes 27 ans, et une rupture amoureuse très violente. Mon copain m’a quittée d’un coup, sans prévenir, et me l’a signifié en changeant les serrures de l’appartement que l’on venait d’acquérir. Je me suis donc retrouvée du jour au lendemain sans logement ni boulot puisque nous travaillions tous les deux dans sa société. Ça a été un vrai choc, qui a engendré énormément de stress et bouleversé toute ma vie. J’ai fait une dépression, la première de ma vie. Pour les médecins, c’était une dépression amoureuse, j’étais “simplement” une femme qui avait du mal à surmonter sa rupture. Ils m’ont donc prescrit des antidépresseurs, ce qui est en fait, comme je l’ai appris bien plus tard, dangereux pour les patients bipolaires chez qui ils peuvent déclencher des épisodes maniaques. Et je suis bien entrée dans une phase dite maniaque après cette dépression majeure.
La bipolarité, une plongée en enfer
J’étais très désinhibée, familière avec tout le monde, très excitée tout le temps. Je parlais énormément de tout, à tout le monde, et je ne dormais que très peu sans être fatiguée. Je faisais mille plans sur la comète à la minute. Mes amis avaient du mal à me suivre, je changeais constamment d’avis sur ce que je voulais faire, que ce soit en matière de voyages ou de boulot. Pourtant, on m’a alors simplement fait remarquer que je voulais tout faire, et trop vite. Là encore, tout le monde (corps médical compris), s’est dit que c’était juste que je reprenais goût à la vie, et que je retrouvais mon côté leader, surtout que “tu es bien un bélier”, me disait-on ! L’astrologie était alors prise en considération, mais personne ne pensait à la bipolarité….
J’ai repris un travail, et commencé un quotidien de personne bipolaire. J’alternais entre les épisodes dépressifs et les épisodes maniaques, parfois d’une heure à l’autre selon mon stress, ma fatigue et les émotions des autres. Il pouvait m’arriver d’être très bavarde et enjouée le matin, puis de ne plus dire un mot à mes collègues l’après-midi car j’avais été très très heurtée de m’être retrouvée seule à la pause du déjeuner. Je vivais alors la non-disponibilité de mes collègues comme un abandon terrible.
Les manifestations de ces phases dépressives consistaient en un repli sur moi-même, un désintérêt général (comme dans une dépression “classique”), tandis que mes phases maniaques me faisaient faire des abus de langage, et m’empêchaient de dormir sans pour autant être fatiguée. Dans ces moments, j’envisageais des projets souvent irréalisables, et réalisais des débordements financiers conséquents… Pendant cette période d’alternance entre les deux phases, parfois je manquais parfois de tonus, parfois je manquais parfois de retenue, et parfois même je me manquais, ne sachant plus très bien qui j’étais réellement. J’ai pourtant réussi à masquer cette tempête intérieure pendant quelque temps. Je fonctionnais par pulsions, mais j’arrivais à m’en sortir. Du moins jusqu’en novembre 2014.
J’avais alors 29 ans et je m’ennuyais fermement dans mon boulot, qui n’était en plus qu’un CDD attendant tristement d’être potentiellement renouvelé. Je vivais une errance profonde et me sentais infiniment triste, à tel point que j’ai fini par avaler tous mes anxiolytiques d’un coup. J’ai passé 48 heures dans le coma à l’hôpital. À mon réveil, on ne m’a toutefois diagnostiqué qu’une dépression saisonnière. J’ai parlé aux médecins de ma précédente dépression, mais leur réponse a uniquement été de me proposer de m’interner en hôpital psychiatrique. J’ai accepté, mais j’ai eu le sentiment qu’on me punissait pour mon geste, considéré comme lâche. Cet univers m’a semblé purement carcéral, puisque je ne voyais aucun médecin. Je le trouvais en plus truffé d’incohérences. On me laissait le tuyau de la douche alors qu’on m’enlevait mes lacets, par exemple.
Je suis sortie au bout d’une semaine, sans me sentir mieux ou différente. Et j’ai refait la même tentative de suicide un an plus tard, qui m’a fait suivre le même chemin médical, à la différence près que je ne suis pas tombée dans le coma cette fois. On m’a fait avaler du charbon pour éponger les médicaments, ça avait un goût immonde et je devais tout finir sous la surveillance d’une infirmière. Laquelle devait en être à sa douzième heure de garde, et qui, si elle m’a concédé que le goût était très mauvais, m’a également réprimandé pour mon geste “pas malin”. Comme s’il n’avait été question “que” d’une sorte d’erreur de jugement, de bêtise sans fond ni réelle raison, sans véritable souffrance. On m’a encore internée, mais cette fois sous la contrainte. Ce qui voulait également dire que seul le médecin pouvait décider de quand je sortirais. Mon entourage a justement tiré la sonnette d’alarme auprès de l’équipe soignante, qui m’a diagnostiquée dépressive chronique. Ma mère leur a pourtant décrit toute la gaîté, voire l’extrême soif de vivre, qui m’animait par moments. Elle leur a parlé des dépenses inconsidérées, de la boulimie d’activités, des troubles du sommeil… Beaucoup d’indices malgré lesquels je suis finalement ressortie sans diagnostic adapté ni traitement.
Une maladie mal connue aux diagnostics tardifs
La maladie faisait pourtant de sacrés dégâts : j’ai été mise à la porte à cause de mon humeur changeante et des absences dues à mes deux tentatives de suicide. Fort heureusement pour moi, il s’en est suivi une phase maniaque grâce à laquelle j’ai retrouvé du travail seulement dix jours après avoir été remerciée. J’ai déployé tellement d’énergie pour avoir ce poste, je me sentais invincible. Je me suis donc crue tirée d’affaire, d’autant plus que j’ai ensuite vécu une bonne partie de l’année 2016 plutôt sereinement. Depuis, j’ai appris que c’était ce qu’on appelle en fait les états mixtes, soit en quelque sorte des phases de la maladie où les humeurs se mélangent. Puis en octobre 2016, la phase dépressive a fait son comeback sans prévenir, sans raison apparente, comme toujours. J’ai alors commencé à m’absenter du travail, et j’ai senti les signes de la dépression aiguë revenir. Comme je ne voulais pas risquer de me retrouver à l’hôpital, sachant que cette fois je n’en sortirais pas de sitôt, j’ai décidé de consulter un psychiatre. Et j’en ai trouvé un formidable, qui, au vu de mon grand désarroi, a accepté de me recevoir malgré son emploi du temps chargé. C’est lui qui, enfin, après cinq années d’errance et de souffrance, m’a diagnostiqué un trouble de l’humeur.
Comme l’explique la Fondation FondaMental, une coopération scientifique dédiée à la lutte contre les troubles psychiatriques majeurs, la bipolarité est une “maladie mentale chronique”. Entre 1 et 2,5 % de la population est touchée, soit entre 650 000 et 1 650 000 personnes en France. Les troubles bipolaires apparaissent généralement entre 15 et 25 ans, et durent toute la vie. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) les considère comme un handicap, et les place au sixième rang mondial handicap. Pour cause : les personnes atteintes de troubles bipolaires ont une espérance de vie d’une moyenne de 10 ans de moins que la population générale.
Cela s’explique par le fait que “les épisodes dépressifs peuvent fréquemment déboucher sur des tentatives de suicide : 20 % des patients bipolaires non traités décèdent par suicide”. On estime d’ailleurs que le délai entre le premier épisode de troubles bipolaires et le diagnostic est d’en moyenne dix ans, ce qui serait dû à “la méconnaissance de la maladie de la part des médecins, qui associent souvent les symptômes de la bipolarité à ceux de la dépression”. 40 % des dépressifs pourraient en réalité souffrir d’une maladie bipolaire non diagnostiquée. La Fondation souligne également la “forte comorbidité” accompagnant la maladie, à laquelle d’autres troubles comme l’alcoolisme ou encore le diabète viennent se greffer. Des conduites “à risque” concernant la sexualité, les addictions ou les dépenses sont également fréquentes chez les malades, et jouent sur leur espérance de vie.
J’ai enfin pu comprendre mes maux, et reçu une prise en charge adaptée. Une de mes premières questions a été sur les causes de mon trouble. Mon psychiatre m’a expliqué qu’il y a, en ce qui me concerne, une part de génétique et une part liée aux évènements traumatisants que j’ai traversés. C’est une histoire à la fois de chimie et de la vie ! Mon père était lui-même bipolaire, et addict aux jeux — la maladie s’accompagnant très souvent d’une addiction (alcool, argent, sexe..). Dans la bipolarité, il y a un déséquilibre dans les neurotransmetteurs du cerveau, la sérotonine notamment, qui est partiellement responsable de la prédisposition à ce trouble bipolaire. Mon père m’a très certainement transmis ce terrain propice. La maladie couvait, et elle s’est déclenchée après le grand choc de ma séparation, qui m’a longtemps causé de grandes périodes de stress et des cauchemars.
Toujours comme expliqué par la Fondation FondaMental, si les troubles bipolaires peuvent survenir chez tout le monde, un enfant dont un parent est malade a 10 % de risque de les développer, et 30 % si ses deux parents sont bipolaires. Des facteurs environnementaux comme le stress et les traumatismes peuvent “révéler cette vulnérabilité génétique”, et des facteurs “d’ordre biologique” (troubles du sommeil et tout ce qui perturbe le rythme du patient) peuvent jouer un rôle dans les épisodes des troubles bipolaires. “Sans oublier les drogues et excitants comme le cannabis ou l’alcool qui opèrent comme des catalyseurs de la maladie”, rappelle la Fondation, qui précise également que selon les facteurs “d’ordre génétique, biologique, psychologique ou environnemental”, chaque cas de bipolarité est unique.
Vivre avec la bipolarité
La bipolarité n’étant pas une maladie qui se guérit, il s’agissait désormais de trouver comment la prendre en charge et en atténuer les symptômes. Il a fallu jongler entre les molécules avec le psychiatre, qui m’a finalement prescrit un régulateur d’humeur et un antidépresseur très faiblement dosés. J’ai cependant dû stopper ce dernier, car il avait des effets néfastes sur ma libido et mon poids (il endormait en quelque sorte mes capteurs de satiété). Le régulateur faiblement dosé semble quant à lui bien fonctionner, mais cela ne fait que quelques mois que je le prends. Il faudra voir avec le temps !
Si on ne peut guérir d’un trouble bipolaire, des traitements permettent de réduire considérablement les symptômes de la maladie. La prise en charge est triple, entre les médicaments (notamment des stabilisateurs de l’humeur), les psychothérapies et le respect d’une bonne hygiène de vie. Une éducation thérapeutique, aidant le patient “à détecter les signes et symptômes annonciateurs de rechute”, est également recommandée par la Fondation FondaMental.
J’ai aussi appris à apprivoiser ma bipolarité, comme une ennemie intime avec qui il faut composer et qu’il faut dompter. Il faut appréhender les signes pouvant me faire rechuter, d’un côté des épisodes comme de l’autre. La bipolarité, c’est une brume d’idées tantôt exaltées, tantôt très noires, un dérèglement de l’humeur mais aussi de l’énergie qui passe d’un pôle à l’autre. Le comprendre permet de mieux identifier ces troubles de l’humeur, et d’un peu mieux les vivre. J’ai par ailleurs mis mes proches et mes amis les plus intimes au courant, et ils se sont montrés compréhensifs et m’ont apporté leur soutien. J’ai aussi voulu en informer mes deux chefs parce que j’avais un besoin de transparence, mais j’ai constaté que c’était une erreur monumentale. Sur le moment, ils se sont montrés très compréhensifs. Mais récemment, ma supérieure directe m’a dit qu’elle avait peur de moi ! Et on ne me rate pas, je n’ai vraiment pas droit à l’erreur, comme s’ils attendaient un prétexte pour me remercier.
De la difficulté de travailler quand on est bipolaire
La bipolarité est une maladie extrêmement mal considérée : soit les gens la galvaudent en utilisant ce mot à toutes les sauces, soit ils s’en moquent. Beaucoup de personnes se moquent énormément de ce trouble, voire le nient carrément. Combien de blagues ai-je pu entendre sur le sujet ? Je me sens et suis stigmatisée dans ce nouveau boulot où j’ai voulu jouer la carte de l’honnêteté. C’est extrêmement douloureux à vivre, déjà qu’avec la maladie il faut se battre chaque jour pour ne pas baisser les bras et continuer à venir travailler. Énormément de personnes bipolaires ne travaillent pas, et c’est très important de dire que ce n’est pas une volonté ! D’une part, certaines ont des traitements extrêmement lourds qui impactent leur sommeil et leur qualité de vie. Et d’autre part, les personnes bipolaires sont hypersensibles et cela affecte leur vie professionnelle : comme chacun sait, le monde de l’entreprise n’est très majoritairement pas disposé à accueillir des personnes souffrant de tels troubles — déjà que même les médecins n’appréhendent souvent pas bien la maladie… Ajoutons à cela que la bipolarité se caractérise également par l’impossibilité de pouvoir gérer ses émotions, et que cette hyperréactivité émotionnelle s’incarne dans des comportements irritables, et peut aussi donner lieu à des troubles anxieux… On comprend alors que, d’une manière générale, les personnes bipolaires ont des difficultés à conserver un emploi stable si aucun aménagement ou prise en compte du handicap n’y sont faits.
En effet, les malades commencent souvent un travail en phase d’excitation et sont alors généralement très performantes. Mais au bout d’un certain temps cela s’essouffle et, le stress apparaissant, les personnes bipolaires peuvent entrer dans une phase dépressive plus ou moins sévère… Et trouvent peu de compréhension, car la bipolarité n’est pas un cancer ou une maladie sur laquelle les gens peuvent s’apitoyer : ça fait peur, c’est méconnu.
Nous sommes malades, considérez-nous comme tels
Pourtant, si j’avais un message à transmettre, en particulier aux autres malades, c’est qu’on peut très bien vivre avec la maladie. Il faut bien suivre son traitement et essayer au maximum d’avoir une hygiène de vie saine, mais même si c’est un poids très lourd à porter, ce n’est pas une fatalité. Et quand on sent qu’on a besoin de soutien et d’aide, il faut essayer de se tourner vers des associations, car il existe de nombreux relais en France. La solitude est en effet le dénominateur commun à beaucoup de parcours de personnes malades, qui sont en marge de la société. Pour certains, la descente aux enfers va jusqu’à la clochardisation ou la survie grâce à l’allocation aux adultes handicapés. Briser cette solitude est déjà une grande aide, et cela pourrait passer par une meilleure compréhension des personnes qui ne sont pas bipolaires.
Je m’adresse donc à vous qui lisez ces mots sans être bipolaire, et qui pouvez tout simplement considérer la bipolarité comme une véritable maladie, et non une blague ou un manque de volonté. Pour nous, les malades, le regard dépréciateur ou critique des autres peut sérieusement aggraver ce sentiment de différence voire de culpabilité qui nous colle à la peau. Nous avons vitalement besoin d’entendre dire des mots comme “Tu es courageux”, des mots qu’on dit facilement à une personne atteinte d’un cancer par exemple, mais pas à un bipolaire. Pourtant nous souffrons et luttons nous aussi, terriblement.
Propos recueillis par Mélissa Perraudeau