Parce qu’elles sont synonymes de permanence, les machines à tatouer sont supposées réservées aux professionnels. Un Londonien s’apprête à commercialiser un dermographe pour amateurs, relançant le débat du tatouage DIY.
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La pratique est loin d’être récente. Elle est en vérité l’une des origines de cet art pictural du corps. Bien avant la naissance des salons de tatouage contrôlés et aseptisés, qui poussent comme des champignons au sein de nos sociétés contemporaines, le tatouage se pratiquait à l’aide de machines artisanales et à l’abri des regards, dans les arrière-salles des échoppes ou dans les cellules grises des prisons.
Le Russian criminal tattoo encyclopaedia, une série de livres publiée en 2004 par les éditions FUEL, est un exemple de cette pratique brute, artisanale. Véritables œuvres anthropologiques, ces “encyclopédies” recensent quelques 3000 dessins piqués à l’ombre des établissements pénitenciers russes photographiés par le gardien Danzig Baldaev entre 1948 et 2000, et dont chacun possède une signification bien précise, tel un code minutieux.
C’est justement de ces ouvrages que s’est inspiré Jakub Pollág pour sa “Personal Tattoo Machine” ou machine à tatouer personnelle, un dermographe simplifié qu’il a conçu pour “démocratiser l’industrie du tatouage” et “matérialiser vos pensées directement sur votre peau sans l’aide d’un tatoueur professionnel”, comme il l’explique sur son site.
“J’ai été fasciné de voir ce que l’homme était capable de faire avec des machines à tatouer aussi minimales, construites à partir de rien en prison, nous explique ce diplômé du Royal College of Art, et de constater que, bien que réalisé avec un système super simple, chaque tatouage a une histoire et représente quelque chose – comparé aux tatouages contemporains, qui empruntent bien plus à la mode qu’à la signification. Je cherchais un moyen de faire des tatouages plus personnels et plus intéressants.”
Une pratique de plus en plus répandue
Aux yeux de ce Londonien de 26 ans, qui ne s’est rendu dans un salon pour aucune de ses 20 bousilles, le tatouage s’est transformé en une véritable industrie ces dernières années. Une industrie qui évacuerait, selon lui, toute la symbolique pourtant si intrinsèque à l’origine de cet art :
Je crois que les gens devraient avoir plus d’options lorsqu’ils souhaitent avoir quelque chose de permanent sur leur peau. Il y a un monde évident entre ce que j’ai en tête, et la façon dont un artiste-tatoueur, c’est-à-dire une personne que je ne connais pas, transpose cette image sortant de ma tête et l’exécute.
Nombreux sont les tatoueurs à avoir embrasser cette idée de “do it yourself” ces dernières années, notamment en France. En mai 2014, Les Inrocks consacrait d’ailleurs un dossier entier à ces adeptes du “home made”. Des amateurs pour la plupart, aucunement formés par un professionnel, qui tatouent leurs amis et les amis de leurs amis à l’aide d’une machine achetée sur eBay, ou à la façon du stick’n’poke, grâce à une aiguille trempée dans un peu d’encre.
À Paris, Mig et Löbster font partie de ces tatoueurs. Formant à eux deux le collectif Gilbert Tattoo Broadcast 2000, ils ont décidé d’acquérir des dermographes et d’organiser des sessions de tatouage à domicile. “On s’est mis à tatouer pour le côté chaleureux qu’on n’a pas trouvé en salon, nous expliquent-ils, à cause des tarifs hors de notre portée et le sentiment qu’en travaillant le truc on pouvait le faire nous-même.”
À travers leur initiative, comme à travers celle de Jakub Pollág, les deux Français prônent le souvenir, le moment partagé, sans pour autant oublier les mesures essentielles et indispensables d’hygiène :
On prépare tout notre matériel et notre poste de travail selon les règles de bonne conduite apprises à la formation hygiène, et on pique ! Il y a un coté social qui permet de rencontrer des personnes vraiment différentes.
C’est arrivé qu’on passe l’aprèm ensemble autour d’une mousse, même si le tatouage n’a duré qu’une heure. On essaye de ne pas fonctionner à l’honoraire comme un ophtalmo, en enchaînant les clients pour rentabiliser un max.
“Éviter l’isolement total”
Nombreux sont les tatoueurs professionnels à être passé par la case home made, à tester leur machine sur leur propre jambe, ou un bout de peau prêtée par un copain. Qu’est-ce qui différencie foncièrement des amateurs aguerris de ceux que l’on nomme les artistes-tatoueurs ?
Il faut se tourner vers le Syndicat National des Artistes Tatoueurs (SNAT) pour le savoir. Karine Grenouille, membre de ce syndicat, explique :
Beaucoup de tatoueurs sont en effet autodidactes, mais ceux qui ont pu bénéficier du contact et des conseils d’un ou plusieurs professionnels ont sans aucun doute acquis des bases solides que n’ont pas forcément les tatoueurs trop solitaires. Le principe fondamental est d’éviter l’isolement total.
L’idée de se tatouer soi-même à son domicile va évidemment à l’encontre de ce principe fondamental : la taille ou la complexité du tatouage n’enlève rien à la gravité de l’acte et à ses conséquences. […] Le SNAT n’a aucun pouvoir pour lutter directement contre la vente de matériel et produits à des non-professionnels, mais nous tâchons au minimum de donner des informations utiles aux futurs tatoueurs, par exemple lorsqu’ils viennent nous rencontrer lors de conventions de tatouage.
Un équipement archaïque ?
Difficile en effet, de réguler la vente massive de dermographes sur Internet, que l’on trouve “sur des mauvais sites chinois comme sur de très bons sites pros, nous affirment les Gilbert. Vous pouvez dégoter une merde à 9€ livraison comprise sur aliexpress, tout comme une machine sérieuse à 150€ sur un site pro.”
Et pour cause : les machines à tatouer d’aujourd’hui reposent sur le même système que celui du stylo électronique inventé par Thomas Edison en 1876, auquel le tatoueur new-yorkais Samuel O’ Reilly ajouta en 1891 un système d’aiguilles et un tube pour permettre à ce stylo d’encrer sous la peau.
Si elles ont depuis évolué, elles resteraient cependant archaïques aux yeux de Löbster :
Je suis actuellement ingénieur électronique/mécanique. Le matériel de tatouage actuel même le plus poussé est archaïque. Technologiquement, c’est l’âge de pierre, ce milieu. On pourrait faire l’analogie entre la machine à écrire et le dernier smartphone à la mode. Les tatoueurs n’ont généralement pas de background technique et ont du mal admettre ça.
Les machines traditionnelles fonctionnent sur le même principe que les sonnettes de maisons apparue au 19ème siècle, c’est dire… Quant aux fameuse rotatives, le principe bielle/manivelle est apparue pour la première fois au Moyen-Âge (sans moteurs, matériaux actuels ni la précision et qualité de fabrication bien sûr). Tout ça pour dire que c’est “relativement facile” de trouver/fabriquer du matériel de très bonne qualité à bas prix.