Si l’esthétique arabe est désormais dans tous les domaines artistiques, elle est souvent le fait de créateurs européens qui versent parfois jusque dans le plagiat. Pourquoi ne laisse-t-on pas enfin les artistes arabes raconter leur(s) histoire(s) ?
Depuis quelques années, une certaine esthétique arabe est omniprésente dans la mode, le cinéma, la photographie, la musique. Pour les créateurs arabes, cela a d’abord été un motif de fierté, voire la promesse d’une plus grande visibilité. Jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que les créateurs occidentaux préféraient faire le travail tout seuls. Avec Ilyes Griyeb, photographe marocain récemment victime de plagiat, nous avons voulu raconter cette réalité.
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Pourquoi les créateurs européens plébiscitent les pays arabes
“Alors, tu as pensé quoi du clip de The Blaze ?”
On a dû répondre à cette question une vingtaine de fois depuis février dernier. “Le clip de The Blaze”, c’est ce bijou visuel sorti en février dernier pour illustrer “Territory”, un des morceaux de Guillaume et Jonathan Alric, aka The Blaze.
Il s’agit d’un clip ultra-léché, qui a été produit par Iconoclast (une des plus importantes boîtes de production de clips au monde) et tourné à Alger, et qui tient un propos sur la masculinité et le retour aux origines. Il a connu un succès quasi-unanime dans les sphères créatives françaises et internationales. On a évidemment apprécié l’effort, mais sans pouvoir nous défaire d’une question qui revenait inlassablement :
“Cool, mais pourquoi Alger ?”
Yulya Shadrinsky pour Modzik — JOUR/NÉ
Une inégalité décisive entre les créateurs européens et arabes
“Mais pourquoi est-ce que ça te pose un problème ? Il y a bien des créateurs arabes qui créent en Europe.”
Photos de Tom de Peyret à Casablanca pour i-D France
Les malaises sociaux sont esthétisés
“Ok, il y a un déséquilibre, mais au moins ces créations font la promotion du pays dans le monde.”
Là n’est pas le propos, on a déjà Yann Arthus-Bertrand pour ça. Ce qu’on voit surtout, c’est une esthétisation des malaises sociaux qui les touchent. On se retrouve dans un moodboarding hors-sol de leurs carences socio-économiques. Ce qui rend les sociétés arabes aussi intéressantes est souvent le symptôme de leur déroute sociale et économique. Le clip de The Blaze en est un bon exemple :
— Il montre un quartier populaire, où les maisons sont enchevêtrées les unes aux autres et où la promiscuité familiale est de mise. Or ces quartiers où les politiques d’urbanisme sont absentes connaissent chaque année des dizaines d’effondrements d’habitations. Et la promiscuité amène, du fait de la perte d’intimité, son lot de désordres mentaux.
— La jeunesse y est nonchalante, voire assez gaie. Elle passe ses journées à fumer la chicha, à danser sur les toits, à aller à la plage. En face de ces scènes assez réalistes, il y a une cause principale : le chômage des jeunes, qui s’élevait en 2016 à 29,9 % en Algérie.
— Un sentiment homoérotique se dégage des différents tableaux proposés par les réalisateurs où ces hommes très virils sont assis les uns sur les autres, font la course sur la plage ou dansent ensemble. Mais ce qu’on lit dans cette omniprésence des hommes, c’est surtout l’absence des femmes. Leur position dans les sociétés arabes est en recul depuis des décennies, au point qu’elles disparaissent des rues, des cafés, de la vie.
Dans ce clip, Jérémy Chatelain oppose sa jeunesse bourgeoise à celle, plus difficile, d’un boxeur casablancais.
Vols et plagiats
“Très bien, mais cette mode peut créer des opportunités pour les artistes arabes.”
Pas vraiment. L’un des auteurs de ce texte, le photographe Ilyes Griyeb, en a fait la douloureuse expérience. Le rappeur Skepta, un des plus importants du Royaume-Uni et chef de file du mouvement grime a récemment utilisé ses photos sans son accord, en les modifiant et en y apposant le logo de sa nouvelle marque de vêtements. Quelques mois plus tard, il publie un lookbook réalisé à Marrakech qui imiterait le style d’Ilyes, puis une vidéo mood réalisée par Dexter Navy (connu notamment pour ses clips pour A$AP Rocky).
Une des deux photos volées par Skepta pour promouvoir sa marque de vêtements sur Instagram.
En plus de la simple appropriation culturelle, on est également en présence d’un vol d’images et d’un plagiat. Auquel on ajoutera, cette fois très subjectivement, le mauvais goût de la soirée de lancement, où les sacs d’épices et les danseuses du ventre ont côtoyé les looks 90’s les plus ironiques… et le chanteur Omar Souleyman, icône hipster des années 2010.
En fétichisant la misère et en s’accaparant des attributs qui sont infiniment personnels pour les artistes marocains (les photos d’Ilyes représentent la plupart du temps des membres de sa famille par exemple), les créateurs occidentaux feignent d’ignorer une colonisation des idées qui ne saurait être justifiée par leur libre circulation dans un contexte mondialisé. Si vous aimez ces images, prenez-en aussi les causes.
“Comment faire alors pour que les artistes arabes racontent eux-mêmes leurs histoires ?”
Embauchez-les à des tarifs décents. Exposez-les dans vos galeries. Faites appel à des photographes locaux pour shooter les stories de vos magazines. Faites-les jouer dans vos festivals.
Si vous n’avez pas d’idées, voici quelques noms :
Meriem Bennani, artiste
Lina Laraki, artiste
Amine Bendriouich, designer
Issam Harris, rappeur
Le collectif Think Tanger
Lioumness
7Liwa, rappeur
Shayfeen, rappeurs
Malca, musicien
Yassine Morabite, designer
Hicham Gardaf, photographe
Yoriyas Yassine Alaoui, photographe
Salim Bayri, artiste
Raouia Boularbah, artiste
Sonia Terrab, écrivain
Fayçal Azizi, musicien
Mehdi Sefrioui, photographe
Kamal Hachkar, réalisateur
Mohcine Aoki, directeur artistique
Abdes Alaoui, musicien
Sarah Slimi, photographe
Driss Bennis, musicien
Casa Voyager, label
Joseph Ouechen, photographe
(Cette liste est évidemment non exhaustive, nous sommes preneurs de vos suggestions !)
La tribune de Mohamed Sqalli et Ilyes Griyeb a été initialement publiée sur Medium France.