Présentée en grande pompe à Cannes, La Danseuse sort ce 28 septembre au cinéma. En mai dernier, nous avions eu l’honneur de rencontrer sa réalisatrice, Stéphanie Di Giusto ; sous un coin de ciel bleu, elle nous avait expliqué comment elle s’était lancée dans la création de ce premier film ambitieux.
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Fin du XIXe siècle. Jeune Américaine élevée dans l’Illinois profond, Loïe Fuller (Soko) improvise par hasard une chorégraphie virevoltante dans un théâtre du Massachusetts. Pour elle comme pour le public, c’est une révélation : la danse est sa vocation, et elle perfectionnera sans relâche les mouvements de son cru, qu’elle baptisera “danse serpentine”. Tournoyant avec grâce dans de grands draps blancs pour créer un sentiment de vertige, jouant habilement de l’éclairage et de techniques novatrices, Loie Fuller passera d’un sourd anonymat aux États-Unis à un bref triomphe parisien. Représentant une étape critique de l’histoire de la danse moderne, son art sera néanmoins éclipsé par celui de sa compatriote Isadora Duncan (Lily-Rose Depp), bien plus connue aujourd’hui.
Telle est l’histoire biographique de La Danseuse : celle des péripéties vécues par Loie Fuller, le récit d’une fuite en avant effrénée, toujours plus nerveuse et obstinée, la vie d’une Icare de la danse refusant d’admettre ses limites. Réalisé par Stéphanie Di Giusto, il s’agit d’un premier long d’une ambition remarquable, et au casting prestigieux – Lily-Rose Depp, Gaspard Ulliel, Mélanie Thierry, François Damiens et surtout Soko étant tous très investis. Varié dans ses thématiques, à la fois drame d’époque, biopic richement documenté et réflexion toujours moderne sur les aléas de la création artistique, La Danseuse est un film impressionnant de maîtrise pour une première œuvre cinématographique. Comment parvient-on à monter un tel projet ? On a demandé à Stéphanie Di Giusto, et elle a nous a expliqué tranquillement le défi et ses intentions.
Konbini | La Danseuse est ton premier long métrage, et je sais que c’est toujours compliqué à entreprendre comme chantier… Cela fait combien de temps que tu travailles sur le film ?
Stéphanie Di Giusto | Eh bien… Cela m’a pris six ans de vie.
Cela faisait six ans que tu voulais raconter l’histoire de Loie Fuller ?
Oui… Trois ans d’écriture, et trois de production.
Tu as dû convaincre beaucoup de gens pour le faire ?
J’ai dû convaincre mon producteur, déjà ! Et c’est pour cela que j’ai beaucoup, beaucoup travaillé l’écriture du film. Parce que c’est un premier long métrage cher, ambitieux, d’époque, avec comme premier personnage une inconnue… Donc il fallait être très précis dans les détails, décrire minutieusement toutes les intentions, faire un dossier complet. Et puis, j’ai eu la chance de rencontrer Alain Attal, un des rares producteurs qui aiment prendre des risques dans la production française, et, depuis, il s’est battu autant que moi pour que le film existe.
Soko dans le rôle-titre, c’était un choix naturel pour toi ?
Oui, et puis je la connaissais depuis longtemps. Je l’avais vue dans À l’origine, le très joli film de Xavier Giannoli [sorti en 2009, ndlr] et dans Augustine [d’Alice Winocour, sorti en 2012, ndlr], où elle tenait le premier rôle, donc je savais que c’était une très bonne actrice… Et puis, vu l’artiste que c’est, je savais qu’il y avait quelque chose qui allait résonner chez elle dans l’histoire de Loie Fuller. J’ai ce souvenir très émouvant de la première fois où elle a enfilé la robe [emblématique du film, que l’on peut voir dans toute sa gloire sur l’affiche officielle]. On avait fait une sorte de prototype, et… c’était elle. Je savais que je ne m’étais pas trompée.
Mais tu as casté d’autres actrices ?
Non, juste Soko. Je suppose que… je sais un peu ce que je veux, en fait ! [Rires.]
Le film ne fait pas forcément très “cinéma français” dans son ADN, est-ce que tu voulais un peu sortir des cases ?
Ah ça, c’est parce que je suis une immigrée italienne ! Je ne plaisante pas, j’avais envie d’un film épique, et pour raconter la vie de cette femme, ce qui était beau c’était de retracer son parcours. Je veux dire, elle vient du fin fond de l’Ouest américain, c’est quand même une petite fermière qui arrive à l’Opéra de Paris ; je voulais que l’histoire se ressente comme un souffle, un geste, que l’on se sente emballé par l’énergie de cette femme.
Comment t’es venue l’idée de donner une place si importante au personnage de Gaspard Ulliel, plus importante qu’il ne semble en avoir eu dans la vie de Loie Fuller, qui était plutôt attirée par les femmes ?
“Je voulais aborder la thématique de l’impuissance sexy”
J’avais besoin d’un HOMME dans mon film ! C’est un personnage que j’aime énormément, que j’ai beaucoup travaillé parce que, au bout d’un moment, je n’en pouvais plus de toutes ces femmes, entre Gabrielle, jouée par Mélanie Thierry, Lily-Rose [Depp] qui joue Isadora Duncan…
Surtout, j’avais besoin d’interroger la sexualité de mon personnage avec un rôle masculin, et j’aime beaucoup ce que fait Gaspard Ulliel dans mon film. Ce qui est beau, c’est qu’ils ont tous les deux la même quête de spiritualité. Il n’y a pas du tout de sexualité entre eux, ce n’est ni de l’amitié, ni de l’amour, c’est plein de sensualité. Je voulais aborder la thématique de l’impuissance… mais sexy. De faire de ces deux gens des êtres impuissants, incapables d’aimer, et en même temps très sexy.
Dans la réalité, Loie Fuller partageait surtout sa vie avec Gabrielle, sa partenaire interprétée par Mélanie Thierry, et c’est quelque chose que l’on ne devine pas tellement dans le film…
Non, et c’est parce que je n’ai pas eu besoin d’aller jusque là, de montrer des choses explicites. Parce que c’est tellement beau ce que fait Mélanie Thierry ; on voit bien dans ses regards qu’elle vont finir leur vie ensemble, qu’elles ne se sépareront jamais. Je ne voulais pas aller plus loin que cela. Le personnage de Gabrielle est suffisamment esquissé pour moi : je trouve que sans elle Loie n’existe pas. Celle-ci est toujours en mouvement, je la filme toujours comme un électron libre. On ne peut comprendre qui elle est vraiment que par les yeux de Gabrielle. Elle est à l’opposé, très mutique, les mains dans les poches, prenant son temps… Il y a une espèce de bienveillance qui émane d’elle, qui est très agréable. On sait qu’elle sera toujours là pour Loie.
Le début du film évoque un peu un western… C’est un genre de cinéma qui t’intéresse ?
Oh, le but c’était vraiment de montrer qu’elle était née dans la boue, cette fille ! Dans la sueur, la souffrance, l’intolérance des États-Unis à l’époque…
Tu as déjà des idées pour un prochain film ?
Oui !
Est-ce que ce sera encore un film d’époque ?
Ouiiiiii ! [Ironisant] J’aime tout ce qui est difficile ! Non, en vrai, j’ai deux idées, une pour un film d’époque et l’autre qui est beaucoup plus contemporaine. Mais je préfère ne pas en dire davantage pour l’instant. En tout cas oui, j’ai peur du vide, donc je ne pourrais pas imaginer ne pas faire autre chose ensuite, ne pas préparer un autre film. Ma vie, c’est de faire du cinéma.
“Je me suis dit : ‘C’est le moment, tu as découvert la personne qui te donne le courage de faire un film'”
Cela a toujours été ton objectif personnel ?
Non, pas depuis toujours. Honnêtement, c’est vraiment en m’intéressant à Loie Fuller que c’est venu, que j’ai eu envie de faire un scénario. Je me suis dit : “C’est le moment, tu as découvert la personne qui te donne le courage de faire un film.” Bien sûr, j’ai toujours été passionnée par le cinéma, et il y a plein de metteurs en scène que j’admire. Mais justement, à la base je me disais que ce n’était pas la peine d’essayer, car Jane Campion existe… Et en fait, elle m’a désinhibée, cette Loie Fuller. En découvrant sa vie, c’était devenu comme une mission, il fallait que je la réhabilite. C’est quelqu’un qui s’est fait voler son art ! Il fallait que je fasse connaître cette femme au monde.
Quand tu dis qu’elle s’est fait “voler son art”, tu parles de son amie au début du film, qui la plagie, ou d’Isadora Duncan ?
Un peu de Kate, oui, mais quelque part d’Isadora Duncan également. Tout le monde dit aujourd’hui que l’origine de la danse contemporaine, c’est Duncan… Mais est-ce que c’est vraiment si simple ? Je pense qu’après avoir vu le film, on peut se dire que c’est aussi un peu le fait de Loie Fuller.
À ce propos, comment tu as choisi Lily-Rose Depp pour interpréter Isadora Duncan ?
Pareil, cela m’a frappé comme une évidence, comme pour Soko. Enfin, évidemment, je lui ai fait passer des essais…
… Elle devait être très jeune, au début du projet ?
Non, non, car on était déjà pendant la production à ce moment-là. J’ai tout de suite eu Soko en tête, même pendant mon processus d’écriture, mais il a fallu se concentrer ensuite sur les autres rôles, donc l’année dernière, plutôt. Lily a un rôle secondaire, du coup c’est venu bien après. J’avais besoin d’une jeune Américaine de 16 ans et la liste d’actrices répondant à ce critère est plutôt réduite ; je savais que Lily avait une forte volonté de devenir actrice, et du coup j’ai fait ces essais. Il y avait une répétition de scène, d’abord, et puis j’ai fait venir un ami chorégraphe pour la faire danser. Et tout de suite j’ai su que c’était elle, pareil, il y a un abandon, elle n’a peur de rien… Elle a été extraordinaire.
Soko et Lily-Rose Depp ont des doublures pour leurs scènes de danse ?
Alors… C’est ça que je trouvais fort justement, je voulais que Soko n’ait pas de doublure, jusqu’au bout. Donc elle a travaillé pendant un mois, 6 heures par jour, jusqu’à maîtriser sa danse à la perfection. Lily-Rose en revanche, je voulais qu’elle soit à l’aise, donc il y a des moments où elle danse, et d’autres où… Voilà, c’est la magie du cinéma !
Propos recueillis à Cannes le 13 mai 2016.