Dans les années 1930, le folkloriste et collecteur de musique John Lomax a enregistré des milliers de musiciens traditionnels américains inconnus au cul de sa voiture, dans les plantations et les prisons. Sans se douter que soixante ans plus tard, son travail serait samplé par Moby sur son album Play, un succès planétaire.
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Il est curieux de constater à quel point le hip-hop ne bénéficie pas du même traitement que les autres musiques. On lui pardonne moins, on le scrute plus, on l’attaque plus aisément. Ce genre musical a transformé le rapport de la musique au sampling, a intégré cette pratique à son ADN…
Médias grand public, intelligentsia musicale et éditorialistes n’ont eu de cesse de le lui reprocher. Alors il est vrai qu’en 1999, lorsque le compositeur de musique pop électronique Moby sort son cinquième album avec des titres basés en immense partie sur des samples sans que personne n’y trouve quoi que ce soit à redire, ça fait un peu mal. Deux poids de mesures, le rap est habitué.
Collectes dans les prisons et les plantations du Sud
Plus frappant encore, cette pratique du sampling par Moby est utilisée comme un argument de promotion de son album, alors qu’elle est habituellement descendue de toute part. C’est bien finalement, ça fait changer les mentalités. Le single de Play, intitulé “Natural Blues“, est hanté par une voix chantant : “Oh Lordy, Lord, trouble so hard / Oh Lordy, Lord, trouble so hard / Don’t nobody know my trouble but God / Don’t nobody know my trouble but God“.
Celle-ci appartient à la chanteuse de blues Vera Hall, originaire de l’Alabama, qui a connu le succès dans tous les États-Unis durant les années 1930. Ce titre samplé par Moby s’appelle “Trouble So Hard“, et son histoire cache un chapitre capital de la musique enregistrée américaine : celle de John Lomax et de son fils, Alan.
John Lomax est un collecteur de musique, ethnomusicologue et folkloriste américain né en 1867. En somme, il répertorie les très nombreuses chansons traditionnelles de son pays afin d’empêcher qu’elles ne tombent dans l’oubli et pour que les futurs chercheurs puissent les étudier. Il s’est avant tout spécialisé dans les chansons de cow-boys à partir de 1906, qu’il retranscrivait dans des recueils conservés par la suite à l’Archive of American Folk Song. Un trésor de plus de 20 000 textes.
Mais c’est surtout dans les années 1930 que son travail prend une autre dimension. En 1933, il parvient à s’équiper d’un enregistreur portatif, technologie alors nouvelle, et entreprend, avec son fils de 18 ans Alan, de sillonner le pays et de répertorier les musiques traditionnelles noir-américaines pour le compte de la prestigieuse Bibliothèque du Congrès. Il passe notamment beaucoup de temps dans les prisons et dans les fermes-prisons où les détenus noirs sont sur-représentés.
La découverte de Muddy Waters
Son matériel pèse 150 kg et est installé dans le coffre de sa voiture. Il enregistre les musiciens au cul de sa bagnole, en rase campagne, dans les fermes-prisons des États les plus racistes de la nation. C’est notamment là qu’il rencontre Leadbelly, au Louisiana State Penitentiary d’Angola. Grâce à John Lomax, celui-ci devient l’un des plus grands bluesmen et chanteurs de negro spirituals de son époque.
Le collecteur et son fils se spécialisent ensuite dans les enregistrements de chants acadiens en Louisiane et dans les chansons de vaqueros (cow-boys hispanophones). Ça n’est qu’en 1937 qu’il croise la route de Vera Hall, en Alabama. A capella, elle chante plusieurs titres dont “Trouble So Hard“.
Il faut savoir que John Lomax ne se contentait pas d’enregistrer des artistes contre une vingtaine de dollars, puis de les stocker à la bibliothèque du Congrès. Très rapidement, il entreprenait de les faire écouter à des maisons de disques. D’où l’éclosion de Leadbelly, et la confirmation à un public plus large du talent de Vera Hall. En août 1941, alors qu’il se rend dans des plantations de cotons dans le Mississippi, il enregistre un chanteur amateur totalement inconnu : Muddy Waters. Celui-ci se rappelle :
“Il a ramené son matériel et m’a enregistré dans ma maison. Quand il m’a fait ré-écouter la première chanson, ça sonnait comme n’importe quel enregistrement professionnel. Mec, tu ne peux pas imaginer ce que j’ai ressenti ce samedi après-midi quand j’ai entendu cette voix et compris que c’était la mienne. Plus tard, il m’a envoyé deux copies de l’enregistrement et un chèque de vingt dollars.“
Une scène retranscrite dans le biopic Cadillac Records, qui raconte la folle histoire du label Chess Records, qui a signé Muddy Waters.
Le pillage d’un trésor
L’impact du travail de John Lomax est titanesque. La bibliothèque du Congès réédite et remastérise plusieurs fois ce travail de fourmi, notamment en 1993 puis en 1997, juste au moment où Moby s’attelle à la confection de son cinquième album, Play. L’un des coffrets que le producteur de musique électronique, qui pense alors que ce disque sera le dernier de sa carrière, s’empresse de piller se nomme Sounds of the South: A Musical Journey from the Georgia Sea Islands to the Mississippi Delta.
Ainsi, il trouvera les samples de son titre “Honey“ sur “Sometimes“ de Bessie Jones, de “Find My Baby“ sur “Joe Lee’s Rock“ de Boy Blue, de “Run On“ sur “Run On For A Long Time“ de Bill Landford and The Landfordairs, et de “Natural Blues“ sur “Trouble So Hard“ de Vera Hall, sur lequel il créditera Vera Hall et John Lomax comme coauteurs de son hit mondial. Sur le livret de Play, Moby écrira : “Un grand merci aux Lomax et à tous les archivistes et historiens de la musique dont les enregistrements ont fait que ce disque a été réalisable.“ La moindre des choses.