Longtemps, la marque au crocodile n’a pas réellement assumé la récupération de son image par le rap français, et plus largement par la culture dite “urbaine“. Après vingt ans de je-t’aime-moi-non-plus, Lacoste est en train de faire un pas en avant dans le domaine, avec Moha La Squale en fer de lance.
À voir aussi sur Konbini
L’histoire d’amour entre Lacoste et le rap français n’en est pas une. Ou si elle l’est, cela ressemble plus à un mariage forcé, qui alterne entre moments de haine et de consentement de raison, qu’à un mariage d’amour. En ce moment, on est plutôt dans le domaine du consentement. Lors de la dernière fashion week, le rappeur Moha La Squale faisait partie des invités de marque du défilé Lacoste. Égérie de la nouvelle collection conjointe avec Supreme, le gars de la Banane (le quartier du XXe arrondissement, pas la banane Lacoste) devient symbole de ce retour en grâce du rap chez la marque au croco. Autre preuve, une partie du défilé se faisait au rythme du Wu-Tang Clan. Bah oui, vu l’importance du rap aujourd’hui, difficile de ne pas exploiter le filon. Mais il serait un peu simpliste de crier à l’opportunisme. En 2011, déjà, la pub pour le nouveau parfum L.12.12 s’accompagnait du titre “The Message“ de Grandmaster Flash & The Furious Five.
Passion croco
Mais durant ce défilé, les choses vont plus loin. La collection, d’abord, sent le hip-hop à plein nez (jogging à la bien, bobs rétros, vestes en peau de pêche portés avec des Air Max 90 ou des Air Vapor Plus…), et une volée d’influenceurs tournés vers le streetwear ont été conviés pour voir ce vieux couple se rabibocher. Quelques mois auparavant, Moha La Squale était déjà imprimé en couverture du magazine streetwear Shoes Up, tout de Lacoste/Supreme vêtu (la première collection sortie en 2017), avec un titre équivoque : “Moha La Squale, passion croco“. Le rappeur rappe la marque dans ses textes (son morceau “René Croco“ fait référence à René Lacoste, fondateur de la marque), dans ses clips, va tourner dans leurs boutiques… Mais si ça fait franchement too much, il est en train de réaliser ce que beaucoup de rappeurs ont tenté de faire avant lui.
Impossible de ne pas penser, en premier lieu, à Ärsenik, et plus généralement au collectif Secteur Ä. Sur la pochette de leur premier album Quelques gouttes suffisent…, sorti en 1998, ils posent avec le même pull Lacoste. C’est leur marque de prédilection, et ce depuis leurs débuts à Villiers-le-Bel. Au site Noisey, Lino racontait en 2015 : “C’était la marque du ghetto qui faisait un peu classe. Elle avait l’avantage d’être une marque française. Il y avait beaucoup de marques américaines, les baggys, Helly Hansen… Nous non, on ne voulait pas non plus le faire dans le cadre du rap. Entre potos, on se mettait une petite concurrence, on exagérait, Lacoste de la tête aux pieds pour un peu se mettre à l’amende entre nous, et on l’a accentué une fois qu’on a commencé la musique.“ Dès leur début, le groupe est identifié à Lacoste, et permet de populariser le croco dans la culture rap de l’époque.
“Du camionneur au Roi d’Espagne“
Sauf que la marque, très franchement portée sur une cible sport/chic/fric, ne goûte qu’assez peu d’être assimilée à des rappeurs. “Ils disaient qu’ils avaient conscience que ça amenait des jeunes à porter la marque, mais qu’ils n’allaient pas pour autant s’afficher avec des gens comme nous“, ajoute Lino. Les collections changent sensiblement, se faisant plus adaptées au jeune public des quartiers qui se mettait alors à raffoler des polos et des survêts. Aucun contrat de sponsoring n’est mis en place entre Lacoste et Ärsenik, devenu les fers de lance de cette mode. Parce que la marque ne le voulait pas, certes, mais aussi parce que les deux frangins n’étaient que moyennement chauds.
D’ailleurs, Lacoste n’est pas la seule marque à être touchée par ce phénomène de récupération par un public radicalement différent du sien. Calvin Klein, Burberry, Eden Park, Ralph Lauren… Mis à part Eden Park peut-être, toutes ces autres sociétés ont ouvert leurs bras à ces nouveaux acheteurs. Alors Lacoste joue un double jeu, semblant séparer radicalement ses deux types de clients. En 2000, le directeur exécutif confiait au magazine L’Express : “Nous sommes un signe d’intégration, transculturel et transgénérationnel. Nous venons du sport, un monde qui ignore les ghettos, et nous en vivons. Nous sommes fiers d’être une marque transversale qui va du camionneur au roi d’Espagne.“ OK, mais pas question que le Roi d’Espagne et le camionneur fassent leurs courses dans les mêmes boutiques.
“This Chanel, no Lacoste » – Rich The Kid
À l’époque, les cours de tennis huppés sont bourrés de fringues Lacoste, tout comme les terrains de golf d’ailleurs. Mais cela change, la clientèle susnommée ne souhaitant pas être affiliée aux gosses des cités. Parce que c’est bien beau de jouer sur deux tableaux en même temps, mais ça commence à se voir. Les polos au crocodile ont envahi les clips de rap, les pochettes et livrets d’album, les textes hip-hop… Bien des années plus tard, le directeur de la publicité de Lacoste, Didier Calon, l’avoue : “Cela eut des effets négatifs sur l’image, un certain nombre de nos clients nous en ont voulu d’avoir l’air de nous intéresser à cette cible alors que nous subissions ce phénomène. Et durant 3 ou 4 années nous avons eu un chiffre d’affaires en baisse.“
Mais aujourd’hui, les temps ont changé. Le crocodile rode toujours dans les textes de rap français. Chez Hugo TSR, Deen Burbigo, DTF, Ninho, Niro, Lino bien sûr, Lacrim… Et ça n’est pas un tweet de Roméo Elvis qui fera dire le contraire. En mars 2018, le rappeur belge affirmait que Lacoste refusait de travailler avec lui parce qu’il faisait du rap.
J’ai des propositions de grosses marques de haute couture (vraiment pas des trucs de merde) mais Lacoste refuse de collaborer avec moi parce que je fais du rap
— Lil Iencli (@RomeoElvis1630) 23 mars 2018
Moui. Au vu des évolutions de ces cinq dernières années, difficile de taxer Lacoste d’anti-rap. Ça n’est pas parce qu’on a du succès que l’on va forcément être égérie de la marque que l’on veut. Moha La Squale, lui, peut se targuer d’avoir eu ce choix. Et si, finalement, Roméo Elvis n’était pas assez ghetto pour Lacoste…